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séjour dans cette ville, qu'un Discours sur l'éducation, remarquable sur-tout par l'expression des sentiments monarchiques qui devoient être mis dans la suite à de si rudes épreuves, sans se démentir jamais dans la conduite ni dans le cœur du chantre de la Pitié.

Cependant le jeune professeur fut ramené bientôt sur un théâtre plus digne de lui. L'université de Paris venoit d'obtenir la fondation d'un corps d'agrégés, destinés à remplacer les professeurs absents ou malades. Les titres que réunissoit Delille le dispensoient de toutes les épreuves; il lui suffit de se présenter pour être admis, et obtenir la chaire de Troisième, au collège de La Marche.

Il n'étoit jusqu'alors connu comme poëte, que par quelques unes de ces pièces qui s'oublient aussi vite que la circonstance qui les inspire, ou le concours académique qui les couronne. Cependant les connoisseurs avoient distingué dans l'Épître à M. Laurent ('), du nombre, de l'harmonie, un excellent ton de versification, et sur-tout une merveilleuse aptitude à rendre avec une fidélité pleine d'élégance les procédés des arts mécaniques,

(1) A l'occasion d'un bras artificiel qu'il avoit composé pour un soldat invalide. Cet habile mécanicien étoit père de M. Laurent de Villedeuil, ministre sous Louis XVI.

sans qu'il en coûte rien à la vérité de l'expression, rien à la fierté jusqu'alors si dédaigneuse de notre langue poétique. On admira, on cita déja comme modèle du genre et du style didactique, ces vers sur l'ancienne machine de Marli :

Près du riant Marli

Que Louis, la nature, et l'art, ont embelli,
S'élève une machine, où cent tubes ensemble

Versent dans des bassins l'eau que leur jeu rassemble.
Élevés lentement sur la cime des monts,

Leurs flots précipités roulent dans les vallons;
Raniment la verdure, ou baignent les Naïades,
Jaillissent dans les airs, ou tombent en cascades.

C'est ainsi que préludoit l'auteur à son immortelle traduction des Géorgiques, depuis long-temps déja le grand objet de ses travaux; qui en est devenue la récompense la plus flatteuse, et qui en sera vraisemblablement l'un des monuments les plus durables. La nouveauté, la hardiesse périlleuse de l'entreprise, mais sur-tout le mérite de l'exécution, fixèrent d'abord tous les yeux sur le poëte, qui, à l'âge de trente ans, enrichissoit la langue et la littérature françaises d'un chef-d'œuvre qui eût étonné le siècle même auquel les prodiges littéraires coûtoient si peu. On sait, et c'est Delille lui-même qui nous l'apprend('), qu'à

() Voyez la préface de l'Homme des champs.

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peine sorti de rhétorique, le jeune traducteur alla trouver Louis Racine pour lui soumettre quelques fragments de son ouvrage. Le fils du grand Racine, l'auteur du poëme de la Religion, recula, doublement frappé de l'extrême jeunesse du poëte et de l'audace de son projet. « Les Géorgiques, s'écria-t-il d'un ton sévère; c'est la plus téméraire des entreprises! Mon ami, M. Lefranc, l'a tentée, et je lui ai prédit qu'il échoueroit.» Racine consentit cependant à entendre la lecture proposée, et le timide élève avoit à peine récité une trentaine de vers, que le juge désarmé l'arrêta tout-àcoup en lui disant: «Non seulement je ne vous détourne plus de votre projet, mais je vous exhorte à le poursuivre.» Delille poursuivit en effet, et la double prophétie de Racine reçut son entier accomplissement; mais il ne fut témoin ni de la défaite de son ami, ni du triomphe de son jeune rival: il étoit mort depuis six ans, quand les Géorgiques parurent, à la fin de 1769.

Au milieu du concert d'applaudissements et d'éloges qu'excitoit de toutes parts le phénomène de cette traduction vraiment originale, suivant l'expression de Frédéric II, s'éleva la voix d'un critique, encore inconnu, mais devenu formidable par cette attaque

même; et qui essayoit ainsi contre Delille des armes destinées à se mesurer bientôt après avec Voltaire lui-même. Clément de Dijon apporta dans ses Observations critiques sur les Géorgiques de Delille ('), tout l'enthousiasme d'un admirateur passionné de Virgile, et la sévérité pédantesque, la minutieuse diligence d'un professeur qui, du haut de sa chaire, et la férule en main, corrige le devoir d'un écolier. Toujours sûr d'avoir raison quand il rapproche deux langues entre lesquelles il y a l'immensité; quand il compare, non pas un morceau d'une certaine étendue au morceau qui lui répond dans la traduction, mais quand il oppose le vers au vers, quelquefois même l'hémistiche à l'hémistiche, il abuse de ses forces et de ses avantages pour accabler le traducteur, vaincu d'avance par la supériorité reconnue de son modèle. Il eût été plus juste, plus digne d'une critique impartiale, de lui savoir gré de ses efforts, si souvent heureux; de cette élégance continue, de cet emploi d'une foule de termes, exclus jusqu'alors de la langue des poëtes, et surpris de s'y voir ac

I

(1) Et sur les poëmes des Saisons, de la Déclamation, et de la Peinture: 1 vol. in-8°, Genève, 1771. Réimprimé l'année suivante à Paris, sous le titre de Nouvelles Observations critiques sur différents sujets de littérature.

cueillis avec honneur; de ne chercher enfin dans cette traduction, qu'un beau poëme français sur le même sujet qui avoit inspiré à Virgile un si beau poëme latin. Le comble de l'art et le prodige du talent, dans le traducteur, étoit d'avoir fait lire et aimer Virgile de ceux même qui connoissoient à peine de nom son chef-d'œuvre des Géorgiques, et d'avoir placé sur la toilette et entre les mains des femmes, celui peut-être de tous les ouvrages anciens qui devoit, par la nature de son sujet, prétendre le moins à cet honneur. Voilà ce qu'il convenoit de faire, et ce que n'a point fait Clément. Sa critique cependant ne fut point inutile à Delille: il fit habilement son profit de ce qu'il y trouva de bon; et il en est résulté de nombreuses corrections de détail, et des améliorations sensibles dans l'ensemble de l'ouvrage.

Avant lui, Marolles, Segrais, et Martin, avoient traduit en vers les Géorgiques de Virgile; on l'avoit oublié depuis long-temps: on s'en ressouvint alors, pour y rechercher avec une curieuse malignité quelques hémistiches que le Virgile français avoit eu le courage de retirer du fumier de nos vieux Ennius. La traduction de Lefranc parut après celle de Delille, et la prédiction de Louis Racine fut pleinement confirmée (').

(') MM. Raux et Cournand furent encore moins heu

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