qu'il donne sur les événements principaux, car ces événements se trouvent mentionnés ailleurs, mais pour les récits épisodiques, les faits locaux, les traits de mœurs qui ne sont que là. Si l'on rattache ces détails à la série des grands faits politiques et qu'on les insère, à leur place respective, dans un récit complet et complétement élucidé pour l'ensemble, ils feront peu de figure, et gêneront presque à chaque pas la marche de la narration; de plus, on sera forcé de donner à l'histoire ainsi écrite des dimensions colossales. C'est ce qu'a fait Adrien de Valois dans sa compilation latine en trois volumes in-folio des Gestes des Franks, depuis l'apparition de ce nom jusqu'à la chute de la dynastie mérovingienne'; mais un pareil livre est un livre de pure science, instructif pour ceux qui cherchent, rebutant pour la masse des lecteurs. Il serait impossible de traduire ou d'imiter en français l'ouvrage d'Adrien de Valois; et d'ailleurs on l'oserait, que le but, selon moi, ne serait pas atteint. Tout en se donnant pleine carrière dans sa volumineuse chronique, le savant du XVIIe siècle élague et abrége souvent; il omet des traits et des détails, il émousse les aspérités, il rend vaguement ce que Grégoire de Tours articule, il supprime le dialogue ou le dénature, il a en vue le fond des choses, et la forme ne lui fait rien. Or, c'est de la forme qu'il s'agit; c'est elle dont il faut saisir les moindres linéaments, qu'il faut rendre, à force d'étude, plus nette et plus vivante, sous laquelle il faut faire entrer ce que la science historique moderne fournit sur les lois, les mœurs, l'état social du vie siècle. Voici le plan que je me suis proposé, parce que toutes les convenances du sujet m'en faisaient une loi choisir le point culminant de la première période du mélange de mœurs entre les deux races; là, dans un espace déterminé, recueillir et joindre par groupes les faits les plus caractéristiques, en former une suite de tableaux se succédant l'un à l'autre d'une manière progressive, varier les cadres, tout en donnant aux différentes masses de récit de l'ampleur et de la gravité; élargir et fortifier le tissu de la narration originale, à l'aide d'inductions suggérées par les légendes, les poésies du temps, les monuments diplomatiques et les monuments figurés. De 1833 à 1837, j'ai publié, dans la Revue des Deux Mondes, et sous un titre provisoire, six de ces épisodes ou fragments d'une histoire infaisable dans son entier. Ils paraissent ici avec leur titre définitif: Récits des temps mérovingiens, et forment la première section de l'ouvrage total, dont la seconde aura pareillement deux volumes. Si l'unité de composition manque à ces histoires détachées, l'unité d'impression existera du moins pour le lecteur. La suite des récits n'embrassant guère que l'espace d'un demi-siècle, ils seront liés en quelque sorte par la 1 Voyez ci-après, Considérations sur l'Histoire de France, chap. 4er, p. 37. 2 Nouvelles Lettres sur l'Histoire de France. réapparition des mêmes personnages, et souvent ils ne feront que se développer l'un l'autre. Il y aura autant de ces masses de narration isolée que je rencontrerai de faits assez compréhensifs pour servir de centre, de point de ralliement, à beaucoup de faits secondaires, pour leur donner un sens général, et produire avec eux une action complète. Tantôt ce sera le récit d'une destinée individuelle, où viendra se joindre la peinture des événements sociaux qui ont influé sur elle; tantôt ce sera une série de faits publics auxquels se rattacheront, chemin faisant, des aventures personnelles et des catastrophes domestiques. La manière de vivre des rois franks, l'intérieur de la maison royale, la vie orageuse des seigneurs et des évêques; l'usurpation, les guerres civiles et les guerres privées; la turbulence intrigante des Gallo-Romains et l'indiscipline brutale des Barbares; l'absence de tout ordre administratif et de tout lien moral entre les habitants des provinces gauloises, au sein d'un même royaume; le réveil des antiques rivalités et des haines héréditaires de canton à canton et de ville à ville; partout une sorte de retour à l'état de nature, et l'insurrection des volontés individuelles contre la règle et la loi, sous quelque forme qu'elles se présentent, politique, civile ou religieuse; l'esprit de révolte et de violence régnant jusque dans les monastères de femmes tels sont les tableaux divers que j'ai essayé de tracer d'après les monuments contemporains, et dont la réunion doit offrir une vue du vio siècle en Gaule. J'ai fait une étude minutieuse du caractère et de la destinée des personnages historiques, et j'ai tâché de donner à ceux que l'histoire a le plus négligés, de la réalité et de la vie. Entre ces personnages, célèbres ou obscurs aujourd'hui, domineront quatre figures qui sont des types pour leur siècle, Fredegonde, Hilperic, Eonius Mummolus et Grégoire de Tours lui-même; Fredegonde, l'idéal de la barbarie élémentaire, sans conscience du bien et du mal; Hilperik, l'homme de race barbare qui prend les goûts de la civilisation, et se polit à l'extérieur sans que la réforme aille plus avant; Mummolus, l'homme civilisé qui se fait barbare et se déprave à plaisir pour être de son temps; Grégoire de Tours, l'homme du temps passé, mais d'un temps meilleur que le présent qui lui pèse, l'écho fidèle des regrets que fait naître dans quelques àmes élevées une civilisation qui s'éteint '. Le désir de faire connaitre complétement et de rendre parfaitement claire la pensée historique sous l'influence de laquelle j'ai commencé et poursuivi mes récits du vi° siècle, m'a conduit à y ajouter une dissertation préliminaire. Je voulais montrer quel rapport ces narrations détaillées d'un temps 'Decedente, atque imo potius pereunte ab urbibus gallicanis liberalium cultura literarum... cum gentium feritas desæviret, regum furor acueretur.. ingemiscebant sæpius plerique dicentes: Væ diebus nostris, quia periit studium litterarum a nobis. (Greg. Turon. Hist. Franc. eccles., apud Script. rer. gallic. et francic., t. 11, p. 137.) si éloigné de nous ont avec l'ensemble de mes idées sur le fond et la suite de notre histoire. Pour établir mon point de vue aussi fortement que possible, j'ai examiné les divers systèmes historiques qui ont régné successivement ou simultanément, depuis la renaissance des lettres jusqu'à nos jours, puis j'ai envisagé l'état actuel de la science, je me suis demandé s'il en résulte un système bien déterminé et quel est ce système. Cela fait, je suis allé plus loin, et j'ai essayé de traiter ex-professo ce qui, dans les questions capitales, m'a paru touché d'une manière faible ou incomplète. Cet entrainement logique, auquel je me suis volontiers livré, a grossi mon préambule jusqu'aux dimensions d'un ouvrage à part que j'ai intitulé : Considérations sur l'histoire de France. C'est une chose utile que, de temps en temps, un homme d'études consciencieuses vienne reconnaître le fort et le faible, et, pour ainsi dire, dresser le bilan de chaque portion de la science. J'ai tâché de le faire, il y a douze ans, pour nos livres d'histoire narrative'; aujourd'hui je l'essaie pour un genre d'ouvrages historiques moins populaires, mais dont la critique n'est pas moins importante, parce que c'est de là que le vrai et le faux découlent et se propagent dans le champ de l'histoire proprement dite. Je veux parler des écrits dont l'objet ou la prétention est de donner la philosophie, la politique, l'esprit, le sens intime, le fond de l'histoire. Ceux-là imposent aux œuvres narratives les doctrines et les méthodes; ils règnent despotiquement par les idées sur le domaine des faits; ils marquent, dans chaque siècle, d'une empreinte particulière, soit plus fidèle, soit moins exacte qu'auparavant, la masse des souvenirs nationaux. Voilà pourquoi je me suis attaché à les juger scrupuleusement, et, s'il se peut, définitivement; à faire dans chacun d'eux le partage du faux et du vrai, de ce qui est mort aujourd'hui, et de ce qui a encore pour nous des restes de vie. Dans cet examen, je me suis borné aux théories fondamentales, aux grands systèmes de l'histoire de France, et j'ai distingué les éléments essentiels dont ils se composent. J'ai trouvé la loi de succession des systèmes dans les rapports intimes de chacun d'eux avec l'époque où il a paru. J'ai établi, d'époque en époque, l'idée nationale dominante et les opinions de classe ou de parti sur les origines de la société française et sur ses révolutions. En un mot, j'ai signalé et décrit le chemin parcouru jusqu'à ce jour par la théorie de l'histoire de France, toutes les grandes lignes suivies ou abandonnées, d'où l'on est parti, par où l'on a passé, à quel point nous sommes, et vers quel but nous marchons. Au moment où j'écrivais ces pages d'histoire critique, où je tentais de juger à la fois et d'éclairer par leurs rapports mutuels les temps et les livres, j'avais devant les yeux un modèle désespérant. M. Villemain venait de pu 1 Voyez Léttres sur l'Histoire de France, lettres I, II, III, IV et v. blier la partie complémentaire de son célèbre Tableau du xvme siècle '. Je trouvais là, dans sa plus haute perfection, l'alliance de la critique et de l'histoire, la peinture des mœurs avec l'appréciation des idées, le caractère des hommes et le caractère de leurs œuvres, l'influence réciproque du siècle et de l'écrivain. Cette double vue, reproduite sous une multitude de formes et avec une variété d'aperçus vraiment merveilleuse, élève l'histoire littéraire à toute la dignité de l'histoire sociale, et en fait comme une science nouvelle dont M. Villemain est le créateur. J'aime à proclamer ici cette part de sa gloire qu'une longue amitié me rend chère, et j'aime à dire que, lorsqu'il m'a fallu essayer un pas dans la carrière qu'il a si largement parcourue, j'ai cherché l'exemple et la règle dans cet admirable historien des choses de l'esprit. Dans la partie dogmatique des Considérations sur l'Histoire de France, une question dont l'importance est vivement sentie, celle du régime municipal, m'a occupé plus longuement que toutes les autres. J'ai fait l'histoire des variations de ce régime depuis les temps romains jusqu'au xe siècle, afin de montrer de quelle manière et dans quelle mesure il y eut là, simultanément, conservation et révolution. J'ai tâché de démêler et de classer les éléments de nature diverse qui se sont accumulés, juxtaposés, associés pour former, au XIIe siècle, dans les villes soit du Midi soit du Nord, des constitutions définitives. Je me suis étendu particulièrement sur ce qui regarde la commune jurée, et j'ai recherché les origines de ce genre d'institution qui fut la forme dominante de l'organisation municipale au nord et au centre de la France. J'ai considéré cette constitution dans sa nature et dans ses effets, sans égard aux circonstances de son établissement dans un lieu ou dans l'autre. C'est une controverse qui doit finir que celle des franchises municipales obtenues par l'insurrection et des franchises municipales accordées. Quelque face du problème qu'on envisage, il reste bien entendu que les constitutions urbaines du XII et du XIe siècle, comme toute espèce d'institutions politiques dans tous les temps, ont pu s'établir à force ouverte, s'octroyer de guerre lasse ou de plein gré, être arrachées ou sollicitées, vendues ou données gratuitement; les grandes révolutions sociales s'accomplissent par tous ces moyens à la fois. Les Récits des temps Mérovingiens fermeront, je crois, le cercle de mes travaux d'histoire narrative; il serait téméraire de porter mes vues et mes espérances au delà. Pendant que j'essayais, dans cet ouvrage, de peindre la barbarie franke, mitigée, au vie siècle, par le contact d'une civilisation qu'elle dévore, un souvenir de ma première jeunesse m'est souvent revenu à l'esprit. En 1840, j'achevais mes classes au collége de Blois, lorsqu'un exemplaire des Martyrs, apporté du dehors, circula dans le collége. Ce fut 'Cours de littérature française, tableau du XVIIe siècle, première partie. 2 vol. 1838. un grand événement pour ceux d'entre nous qui ressentaient déjà le goût du beau et l'admiration de la gloire. Nous nous disputions le livre; il fut convenu que chacun l'aurait à son tour, et le mien vint un jour de congé, à l'heure de la promenade. Ce jour-là, je feignis de m'être fait mal au pied, et je restai seul à la maison. Je lisais, ou plutôt je dévorais les pages, assis devant mon pupitre, dans une salle voûtée qui était notre salle d'études, et dont l'aspect me semblait alors grandiose et imposant. J'éprouvai d'abord un charme vague, et comme un éblouissement d'imagination; mais quand vint le récit d'Eudore, cette histoire vivante de l'empire à son déclin, je ne sais quel intérêt plus actif et plus mêlé de réflexion m'attacha au tableau de la ville éternelle, de la cour d'un empereur romain, de la marche d'une armée romaine dans les fanges de la Batavie, et de sa rencontre avec une armée de Franks. J'avais lu dans l'Histoire de France à l'usage des élèves de l'École militaire, notre livre classique : « Les Francs ou Français, déjà maîtres de << Tournay et des rives de l'Escaut, s'étaient étendus jusqu'à la Somme... << Clovis, fils du roi Childéric, monta sur le trône en 484, et affermit par a ses victoires les fondements de la monarchie française1. » Toute mon archéologie du moyen âge consistait dans ces phrases et quelques autres de même force que j'avais apprises par cœur. Français, tróne, monarchie, étaient pour moi le commencement et la fin, le fond et la forme de notre histoire nationale. Rien ne m'avait donné l'idée de ces terribles Franks de M. de Chateaubriand, parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des urochs et des sangliers, de ce camp retranché avec des bateaux de cuir et des chariots attelés de grands bœufs, de cette armée rangée en triangle où l'on ne distinguait qu'une forêt de framées, des peaux de bêtes et des corps demi-nus 2. A mesure que se déroulait à mes yeux le contraste si dramatique du guerrier sauvage et du soldat civilisé, j'étais saisi de plus en plus vivement; l'impression que fit sur moi le chant de guerre des Franks eut quelque chose d'électrique. Je quittai la place où j'étais assis, et, marchant d'un bout à l'autre de la salle, je répétai à haute voix et en faisant sonner mes pas sur le pavé : « Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l'épée. » « Nous avons lancé la francisque à deux tranchants; la sueur tombait du « front des guerriers et ruisselait le long de leurs bras. Les aigles et les << oiseaux aux pieds jaunes poussaient des cris de joie; le corbeau nageait « dans le sang des morts; tout l'Océan n'était qu'une plaie. Les vierges ont << pleuré longtemps. » << Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l'épée. » 4 Abrégé de l'Histoire de France à l'usage des élèves de l'école royale militaire, faisant partie du cours d'études rédigé et imprimé par ordre du roi, 1789, t. I, p. 5 et 6. 2 Les Martyrs, livre vi. |