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raisons excellentes pour changer d'air. Tandis que l'ancienne Russie était une monarchie absolue tempérée par le poignard, les États du Sud forment une démocratie tempérée par la canne plombée et par la poix brûlante.

On nous répondra que ce n'est pas du moins une démocratie aux mains sales; on nous vantera l'élégance des gentilshommes de la Nouvelle-Orléans, et la grâce créole des belles dames qui font l'ornement de ces contrées favorisées. Malheureusement on sait trop à quoi sont dus ces loisirs qui polissent les esprits et donnent du charme aux relations sociales. Les bijoux de ces dames distinguées ne représentent pas simplement pour nous l'or d'une province, comme ceux des patriciennes romaines, car ils ont été acquis au prix des sueurs et des larmes de centaines d'êtres humains. Or, comme le disait un vieux sage, c'est un or noirci que celui qui est perçu sur les souffrances des hommes.

Comment oublier la fameuse souscription organisée par ces gentilshommes élégants et ces femmes délicates. Il s'agissait d'offrir une récompense civique à un sénateur qui avait agi comme n'agirait pas un palefrenier pris de vin. Cette prétendue aristocratie est en définitive une démagogie assez brutale. Avant que la crise éclatât, l'influence du Sud corrompait de plus en plus ces belles institutions des États-Unis, dont le déclin réjouirait si vivement tous les ennemis de la liberté. Si le Nord eût continué à plier devant ses rivaux qui devenaient ses maîtres, on eût vu au bout de quelques années se réaliser avec éclat, au delà de l'Océan, cette funeste alliance entre le despotisme et la démocratie effrénée, qui, depuis l'empire romain, est encore la forme la plus perfectionnée de la tyrannie, et les apologistes européens de cette fusion, qui a mieux réussi qu'aucune autre, eussent triomphé! Aujourd'hui une digue puissante va rompre le flot démagogique. Il est donc évident que le conflit actuel n'est pas seulement entre le parti de l'esclavage et celui de l'émancipation, mais encore entre la démagogie et la liberté. C'est au nom de la souveraineté du peuple illimitée que le Sud prétendait que l'esclavage devait s'établir dans tous les nouveaux territoires. Sans le dire expressément, le Nord réagit actuellement contre cette doctrine. D'après la lettre de la constitution, à un point de vue strictement juridique, le Sud peut se croire fondé en droit, car le droit des majorités est inscrit dans le pacte fédéral; mais, quand les majorités abusent de ce droit, elles se heurtent contre un droit supérieur, le droit éternel de la justice, et elles trouvent la borne infranchissable qui les arrête. L'ex-président Buchanan disait l'année dernière Recourons aux scrutins, c'est le grand remède américain. Le scrutin s'est trouvé insuffi

sant; c'est que toutes les fois qu'il prétend résoudre souverainement une question dans laquelle la justice est intéressée, sans se soucier d'autre chose que de la volonté populaire, il aggrave la crise, et le remède est pire que le mal. Aussi le meilleur moyen de sauvegarder le droit des majorités, c'est de le limiter, c'est de lui soustraire tout ce qui ne relève que de la conscience, et de le subordonner lui-même au droit éternel et invariable.

Nous avons déjà eu l'honneur de le dire ici, l'avenir de la liberté dans le monde est intéressé au triomphe de ces idées. Voilà pourquoi la crise américaine nous touche de si près.

Ne l'élargissons pas trop cependant; insistons sur ce qui en fait la grandeur; préoccupons-nous avant tout de ces milliers de créatures humaines dont le sort dépend de l'issue de cette guerre. Remercions les écrivains généreux qui, comme MM. Cochin et de Gasparin, raniment en nous l'amour de la liberté considéré dans une de ses premières et fondamentales applications, et nous prémunissent contre les lâches entraînements et les considérations utilitaires qui ont fait trop souvent oublier à l'humanité que rien ne passe avant la justice, et que ceux-là seuls qui la cherchent avant tout obtiennent les autres choses par-dessus.

EDMOND DE PRESSENSÉ,

LE COMTE DE PLATEN

I

Le livre de Henri Heine de l'Allemagne, est sans contredit le meilleur guide pour le Français curieux de la littérature d'outreRhin. Depuis les plus anciennes légendes de la Germanie jusqu'aux derniers élans de l'école romantique allemande, Heine a touché tous les sujets et tous les hommes. Sa verve, tantôt sincère, tantôt railleuse, souvent amère, a prôné les uns, frappé impitoyablement les autres. Le plus souvent, la satire est méritée, et le public français ne doit que des remercîments à Heine d'avoir jeté de côté le mauvais grain des lettres allemandes, de leur avoir enlevé l'écume qui accompagne inévitablement toute ébullition, et de 1820 à 1830 l'ébullition littéraire fut grande en Allemagne, qui nous avait précédés dans le romantisme.

Malheureusement il est un nom que tout poëte, tout érudit regrette de ne voir cité nulle part dans aucun des ouvrages de Heine, nous voulons parler du comte de Platen. Dans l'Allemagne il n'en est pas dit un mot. C'est dans les Reisebilder qu'il faut aller chercher, sous une allusion assez voilée pour qu'elle échappe à celui qui ne connaît pas les œuvres de Platen, quelques lignes relatives à notre poëte. Heine arrive à Munich, la nouvelle Athènes, en compagnie de ce philistin Berlinois célèbre par la phrase immortelle : « Nous avons aujourd'hui une belle température. » Aux observations du Berlinois, qui déclare ne trouver aucun sel attique dans la nouvelle Athènes, Heine, qui s'est fait l'avocat des Munichois, répond : «<... Nous n'avons, mon cher ami, guère que les emplois inférieurs qui soient remplis, et il ne vous est pas échappé que les hiboux, par exemple, les sycophantes et les Phrynés ne nous manquaient pas.

*

Mais il n'y a disette que pour les premiers rôles, au point qu'un seul individu est obligé d'en jouer plusieurs à la fois. Ainsi notre poëte, qui chante le tendre amour grec des jeunes garçons, s'est vu forcé de se charger également de l'insolence d'Aristophane: mais il peut tout faire, il a tout ce qu'il faut à un grand poëte, à l'exception de l'imagination et de l'esprit, et s'il avait beaucoup d'argent, ce serait un homme riche. >>

La nomenclature et l'examen des œuvres de Platen, le poëte de Munich, nous fourniront l'explication de cette violente sortie du critique de Dusseldorf. Donnons auparavant quelques indications biographiques.

Auguste, comte de Platen-Hallermünde, naquit à Ansbach, le 24 octobre 1796; son père était grand maître forestier du roi de Prusse. Destiné par ses parents au service militaire, il entra en 1806 à l'École royale des cadets à Munich, d'où il passa, au bout de quatre ans, à l'Institut royal des pages, et fut nommé en 1814 lieutenant au régiment des Gardes du roi Maximilien. Les exigences du service, la campagne de France qu'il fit en 1815, n'empêchèrent point Platen de se livrer à son goût favori, qui s'était révélé de bonne heure chez lui. Il faisait des vers, mais il n'était pas encore poëte, et il a détruit lui-même ses productions de cette époque, auxquelles il ne reconnaissait pas la forme artistique.

Platen mit à profit la conclusion de la paix pour se livrer à l'étude des langues il apprit successivement le latin, le grec, le persan, l'arabe, l'italien, le français, l'espagnol, le portugais, l'anglais, le hollandais et le suédois, ce qui lui permit de lire dans le texte les principaux poëtes et de s'enrichir de formes, de tournures et de mètres neufs. C'est en effet à l'extrême variété de ses mètres, à la pureté de ses rhythmes que Platen doit la réputation dont il jouit auprès des lettrés et des poëtes. La prosodie allemande est loin d'être aussi définie que la prosodie française. De l'aveu des Allemands eux-mêmes, elle manque des règles fondamentales. «Notre système de prosodie, dit Goethe dans ses Mémoires, flotte dans une extrême incertitude, et dans les cas douteux on est obligé de s'en rapporter au sentiment et au goût, c'est-à-dire de se passer de toute règle. » Goethe faisait ces observations au sujet de son Iphigénie en Tauride, qu'il avait écrite en prose, et qu'il n'osait traduire en vers ïambiques. L'extrême incertitude dont parle Goethe porte principalement sur la quantité. Le vers allemand, se rapprochant en cela du vers ancien,

se base uniquement sur la quantité proprement dite, ou, si l'on veut, sur la valeur d'accentuation des syllabes. La quantité, chez les Grecs et les Latins, est réglée par la grammaire; telle syllabe est brève parce qu'elle est la terminaison de tel cas, de tel nombre, de tel genre. Chez les Allemands, elle est réglée par l'oreille. La syllabe radicale d'un mot, celle sur laquelle s'arrête la voix, est longue. Les autres ne comptent que comme brèves, et même, ainsi que cela a lieu dans les vers des Niebelungen, ne comptent pas du tout. On comprend que le grand nombre de mots composés, la faculté d'en former de nouveaux et d'en emprunter aux langues étrangères, doivent porter à chaque instant le trouble dans la fixation de l'accent: aussi une syllabe considérée comme brève par un poëte dans un vers, est souvent prise pour longue dans un autre, influencée par les syllabes voisines.

Cette flexibilité, fâcheuse peut-être au point de vue de la pureté, facilite singulièrement l'emploi de tous les mètres possibles. Les vingt-huit sortes de pieds imités des anciens, coulés dans le moule du vers ïambique, du pentamètre, de l'hexamètre, du vers anapestique, amènent des combinaisons infinies, depuis le vers trochaïque, qui compte deux syllabes, jusqu'à l'hexamètre, qui peut en avoir dix-sept. Du reste, la poésie allemande est essentiellement éclectique, et elle prend son bien où elle croit le trouver. Elle a emprunté aux Français la rime, aux Espagnols l'assonnance, sans parler de l'allitération qui existe dans les anciens poëmes germaniques. De même pour le mètre : le sonnet, la stance, la terzina, le ritornello, composé de trois vers dont le premier et le troisième riment seuls, le triolet, le rondeau, etc. Les langues orientales ont également fourni leur contingent; c'est à elles surtout que Platen doit sa réputation, car il a manié avec une grâce et une habileté remarquables la forme de vers persane nommée ghasèle. La ghasèle est composée d'une suite de strophes de deux vers : les deux premiers vers riment ensemble; les vers pairs suivants riment avec les deux premiers, les vers impairs ne riment pas. Souvent un même mot répété à la fin de chaque vers pair tient lieu de rime. Le nombre de syllabes n'est pas fixé : cependant le vers ïambique est le plus usité en ce cas; le quatrain persan est une ghasèle en raccourci. C'est Rückert, l'auteur des Sonnets Cuirassés et savant orientaliste, qui introduisit ce mètre dans la poésie allemande, ainsi qu'il le dit lui-même dans un quatrain : « La nouvelle forme que je plante le premier dans ton jardin, — ô

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