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REVUE DU MOIS

I

Si vague que soit un titre, si peu qu'on le respecte, il oblige toujours jusqu'à un certain point, et ce n'est pas impunément qu'on écrit en tête d'une page blanche: Revue du mois. Il faut, bon gré mal gré, faire un examen rétrospectif qui ne donne souvent qu'un résultat bien peu satisfaisant. Pendant l'espace d'un mois, à Paris, il se produit bien des incidents, auxquels on pourrait même parfois donner le nom d'événements; dans le moment cela a une certaine importance, et le lendemain on ne comprend plus qu'on ait pu s'y intéresser. A l'inverse des bâtons flottants, de près c'est quelque chose, et de loin ce n'est rien. Que dire, par exemple, de toutes ces visites de princes dont le public s'est tant préoccupé ? Pour mon compte, je n'en saurais tirer aucune conclusion. Ils sont venus, ils sont repartis; les rois viennent, les rois s'en vont; c'est tout ce que j'y vois. On a reçu les uns au bas, les autres au haut du grand escalier, selon leur rang. Quelque Dangeau du jour a dû inscrire cela dans son journal; quant à moi, je l'ai oublié. J'avouerai même que jè ne suis pas aussi convaincu que bien des gens de l'utilité, au point de vue de la bonne entente internationale, de ces échanges de politesses princières. On me dit qu'ils resserrent les liens entre les peuples, et pourtant je m'aperçois que toutes ces visites donnent lieu, dans les journaux étrangers, à des commentaires où la méfiance et la crainte jouent un grand rôle. Il est fort possible que deux souverains qui ont chassé ensemble, qui ont passé des revues et assisté à la représentation de plusieurs vaudevilles, soient plus près de s'entendre que lorsqu'ils ne se connaissaient pas; mais il n'en est pas moins vrai que, pendant qu'ils se livrent à ces innocents divertissements, tout le reste de l'Europe se croit menacé. Je me demande si, en somme, l'harmonie générale gagne beaucoup à cette mode nouvelle ou pour mieux dire renouvelée du temps où les rois traitaient directement leurs affaires sans l'intervention gênante de ministres et de parlements. Pendant un certain temps, avant chacune de ces visites, on se livre

aux conjectures et aux soupçons de toute sorte; après qu'elle a eu lieu, on attend avec inquiétude un résultat qui ne se produit pas, puis on l'oublie, jusqu'au jour où quelque complication imprévue fait dire aux malins: Vous voyez, je vous le disais bien; tout cela s'est arrangé lors de cette fameuse visite.....

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Le couronnement du roi de Prusse a été un des grands événements du mois. Je ne sais s'il a beaucoup occupé les esprits, mais j'affirme qu'il a rempli les journaux. Ce devait être un bien beau spectacle, et j'eusse été bien curieux d'y assister; j'aurais surtout voulu être présent à un certain moment de la cérémonie, quand le roi a traversé la galerie, en grand costume royal, tenant le globe d'une main et le sceptre de l'autre, tout comme Charlemagne, empereur d'Occident, ou cet autre Charles, encore plus connu, qu'on appelle le roi de cœur. Voir un roi vivant, un roi de notre temps, en plein jour, marcher au milieu de la foule, avec le globe dans une main et le sceptre dans l'autre ! Je n'avais rien imaginé d'aussi familièrement improbable, depuis le temps où je croyais fermement que le petit Poucet avait pu reconnaître à tâtons les filles de l'ogre, parce que ces jeunes princesses couchaient avec leurs couronnes en guise de bonnets de nuit. J'aurais bien désiré encore d'assister à la remise des drapeaux à l'armée prussienne. La chose s'est passée d'une façon tout à fait naïve et allemande. Le roi s'est avancé vers les porte-étendards, et les a salués en leur disant à haute voix: Guten Morgen, — Bonjour; ce à quoi les porte-étendards et les soldats qui les accompagnaient ont répondu en disant à leur tour au roi: Guten Morgen. Ce roi et cette armée qui échangent des bonjours me charment infiniment, je l'avoue, et je me dis que si cette mode était adoptée chez nous, elle ferait le plus bel effet au Champ de Mars. Ce n'est pas, du reste, la seule chose qui m'ait paru bonne à imiter chez les Prussiens. Je trouve, par exemple, que c'est une idée nouvelle et digne d'être encouragée que celle qu'a eue le roi de payer lui-même les frais d'une cérémonie qui a été surtout faite pour son plaisir. La liberté qu'on a laissée à la population de s'organiser en cortége comme elle l'entendait, au lieu de lui distribuer des rôles comme cela se serait fait chez nous, me plait beaucoup aussi. Cela a permis au goût individuel de se produire d'une façon souvent piquante. Les manifestations n'en ont pas été toutes heureuses au point de vue artistique; mais l'originalité, du moins, y a trouvé son compte. Pour n'en citer qu'un exemple : dans la procession des corps de métiers, notre affreuse coiffure, le chapeau tant décrié dans le reste du monde a été porté en triomphe! Il est vrai que c'était par la corporation des chapeliers. Un chapeau colossal figurait dans le cortége, placé, dit la

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correspondance à laquelle j'emprunte ce renseignement, sur un petit navire d'argent. Un chapeau colossal placé sur un petit navire! Vous représentez-vous bien cela?

Je suis convaincu qu'on n'a rien vu de semblable à l'Exposition de Florence. Ce ne sont pas des Italiens qui auraient eu une pareille idée. Cette Exposition, dont on a fort peu parlé, mérite pourtant de prendre sa place parmi les événements du mois. Bien que fort extraordinaire, si l'on tient compte de toutes les difficultés de l'entreprise, elle n'a point réussi, sous de certains rapports, comme on l'espérait. Les visiteurs étrangers n'ont pas répondu à l'appel, et les exposants ont été peu nombreux. L'effet n'en a pas moins été excellent. Le roi d'Italie a visité Florence, et y a été accueilli de manière à donner un nouveau démenti à ceux qui prétendent que la cause de l'unité nationale n'est point populaire en Toscane. Si le succès de cette tentative n'a pas été plus complet, c'est sans doute qu'elle a été un peu prématurée. C'était peut-être trop tôt demander à l'Italie un triomphe industriel. L'opportunité, en toute chose, est la grande condition de réussite. Un couronnement comme celui du roi de Prusse eût excité, il y a trois siècles, une admiration universelle; l'Exposition de Florence, dans trois ans d'ici, eût pu être complète. Ce n'est pas que je veuille établir de comparaison entre un peuple qui cherche à devancer l'avenir, et un peuple qui se complaît dans une vaine résurrection du passé l'un montre l'impatience de sa jeunesse éternelle, l'autre trahit la puérilité d'une vieillesse précoce. Et maintenant laissez-moi vous parler de choses qui sont de tous les temps.

II

J'ai quelquefois rêvé un jugement dernier où les œuvres de l'esprit seraient seules en cause. Les grands génies de tous les temps comparaîtraient pour rendre compte, non de leurs actions, mais de leur pensée, qui est devenue celle de milliers d'êtres nés après que le cerveau qui l'avait enfantée n'était plus que poussière. Ils se présenteraient devant le juge, comme les patriarches bibliques, escortés de la longue postérité de leurs idées. Ils verraient se dresser devant eux, pour les accuser, des mots, de simples mots échappés à leur plume, qui, depuis des siècles, font naître la même mauvaise pensée chez celui qui les lit pour la première fois et qui sèment la corruption de génération en génération; ils verraient aussi apparaître pour les défendre les lignes immortelles où des peuples entiers ont puisé la patience, le courage ou l'espoir. L'imagination est impuissante à embrasser l'étendue d'une telle responsabilité. Pour ne parler que

des poëtes évoquez devant ce tribunal fictif Homère, Shakespeare ou Dante. L'immensité semble se peupler de ceux qui, un jour ou l'autre, ont pensé ou agi sous leur empire. Le passé, le présent en sont pleins, et jusque dans le lointain nébuleux de l'avenir on croit voir se presser des générations innombrables, des générations qui ne sauront pas le nom de leurs ancêtres d'aujourd'hui, mais qui se passeront de main en main les pages divines. Ces puissants magiciens de la pensée n'ont jamais rien imaginé d'aussi grand que leur propre influence.

Même en restreignant le tableau, et en ne tenant aucun compte de l'action indirecte de la pensée qu'il est impossible d'apprécier, si l'on ne songe qu'à ceux dont les grands génies ont absorbé la vie, ou du moins les loisirs, quelle foule! et comme elle s'accroît chaque jour! Au moment où j'écris, au milieu des bruits de la foule, au fond des villages les plus reculés, dans les froides mansardes, dans les bibliothèques élégantes de l'amateur lettré, on compare des éditions, on rétablit des textes, on commente, pour la centième fois, des vers douteux. Ah! si les ombres ne sont pas impitoyables, il faut bien que la communication avec le monde des esprits soit plus difficile que ne le prétend le charlatanisme moderne, car toutes ces tables studieuses restent muettes et laissent dans l'embarras ceux qui s'y accoudent.

En ce qui touche Dante, la France, depuis quelques années surtout, a fourni amplement son contingent de fidèles. Les traductions se sont succédé sans interruption, et voici, enfin, un dernier monument, le plus splendide de tous, qu'elle vient de lui élever. Je veux parler de l'Inferno, publié avec les illustrations de Gustave Doré. Sous le rapport de la correction du texte, du papier, de la typographie et de l'exécution de la plupart des gravures, ce magnifique ouvrage ne laisse rien à désirer. C'est une jouissance bien rare dans ce temps-ci, où le bon marché semble être la seule qualité qu'on recherche, de feuilleter un pareil volume, et il faut faire des vœux pour que les éditeurs qui nous la procurent y trouvent leur récompense. Si tous les dantomanes de la France et de l'étranger prenaient un exemplaire, il me semble que le succès serait assuré; mais, hélas! tous les dantomanes ne peuvent pas se permettre de pareilles fantaisies; je crois donc que c'est, en somme, sur les amateurs de beaux dessins qu'il faudra surtout compter, mais ceux-là ne pourront faire défaut à l'œuvre très-remarquable de M. Doré.

Les neuf dixièmes de ce que certaines gens appellent dédaigneusement le gros public ne connaissent de Dante que la Divine Comédie, de la Divine Comédie que le livre de l'Enfer, et de l'Enfer que les deux épisodes de Françoise de Rimini et d'Ugolin. Dans bien des salons élé

gants, et même dans des salons qui se disent lettrés, Géryon, les Centaures, Antée et Nemrod seront de nouvelles connaissances; mais qu'importe? on ne les en admirera pas moins. Peut-être admirera-ton d'autant plus ces beaux dessins qu'on ne les rattachera pas trop complétement à l'œuvre sévère et mystique du poëte florentin. L'abîme de cinq siècles qui les sépare du texte qu'ils accompagnent sera moins visible pour les illettrés que pour les érudits. Ce ne sera pas la première fois que ceux-là seront les plus heureux.

C'est, à mon avis, une entreprise toujours hasardeuse que de transporter un chef-d'œuvre littéraire dans le domaine des arts plastiques, et quand on le tente, on ne peut guère espérer de satisfaire pleinement que ceux qui connaissent imparfaitement l'œuvre première. Il me semble, à vrai dire, que les livres de voyages devraient seuls être illustrés, qu'on me pardonne, une fois pour toutes, ce mot que mon sujet m'impose. Là, il s'agit, avant tout, de faire connaître au lecteur la vérité, qu'elle se trouve au-dessus ou au-dessous de ce qu'il a pu rêver, et il peut être aussi utile de détruire une illusion que de provoquer une admiration. Les livres d'histoire, aussi, ne me paraissent tout à fait complets qu'accompagnés des portraits authentiques des acteurs dans les grands drames qui y sont racontés. Mais quand l'artiste cherche à donner une forme précise et visible à une œuvre d'imagination, il se met, de gaieté de cœur, en concurrence avec les tableaux, bien autrement merveilleux et variés, que fournit la fantaisie de chaque lecteur. Un autre inconvénient, attaché à ce genre de tentative, c'est de placer celui qui la fait sous le coup d'une double critique; il est justiciable de deux tribunaux : il relève à la fois de l'art auquel il emprunte son inspiration, et de l'art auquel il emprunte ses moyens. Il y a peu d'œuvres qui puissent résister à une pareille épreuve. Celle de M. Doré, si belle qu'elle soit, n'échappe pas complétement à ce danger, et il est plusieurs de ses dessins, qu'un artiste louerait peut-être sans restriction, auxquels le critique littéraire a le droit de trouver à redire.

Quand à ces difficultés vient s'ajouter celle qui résulte de la différence des temps, et par conséquent de l'esprit des deux œuvres qu'il s'agit d'allier, on comprend qu'un succès complet soit, pour ainsi dire, impossible. Peut-être faut-il être contemporain pour comprendre de même une seule idée sous deux faces diverses, et pour la manifester sans l'altérer dans deux arts différents. C'est une perte à jamais regrettable que celle des dessins que Michel-Ange avait faits sur la Divine Comédie, et le naufrage dans lequel ils périrent nous a, sans nul doute, ravi un chef-d'œuvre; mais, le dirai-je? il est douteux pour moi que Michel-Ange eût incarné la pensée de Dante.

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