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CHRONIQUE POLITIQUE

8 novembre 1861.

Nous touchons au premier anniversaire d'un événement qui a fait beaucoup de bruit en son temps, et dont le prestige ne paraît pas destiné à grandir autant qu'on s'était d'abord plu à l'espérer. Il n'a pas gagné grand'chose à devenir de l'histoire. Il y aura bientôt un an qu'ont été promulgués les décrets du 24 novembre, date qu'on croirait volontiers beaucoup plus ancienne, soit que ces décrets aient réellement peu modifié l'état de choses qui existait antérieurement, soit que la génération présente manque un peu de mémoire, comme elle l'a prouvé en mainte occasion. Avant de l'accuser d'ingratitude, il y aurait lieu d'examiner si cet acte fameux a bien tenu toutes ses promesses; sujet infiniment délicat que nous nous contenterons d'effleurer, laissant le soin de l'approfondir aux publicistes qui, à l'époque où le doute était encore permis sur l'interprétation qu'il convenait de lui donner, s'efforçaient d'en réduire les conséquences et la portée! Vous les verrez aujourd'hui y découvrir, par une tactique nouvelle, une foule de perfections ignorées et de résultats inaperçus. Malheureusement le public n'est guère plus disposé maintenant à l'optimisme et à l'illusion qu'il ne l'était alors à l'enthousiasme et à la confiance en l'avenir. C'est que, malgré sa débonnaireté proverbiale et trop démontrée, il a encore assez de clairvoyance pour démêler la signification de ce qui se passe sous ses yeux, s'il n'a pas assez d'énergie pour s'en fâcher. Quand on lui promet que la presse sera libre, à la condition de respecter la dynastie et le principe du gouvernement existant, et qu'il voit condamner sans appel, pour une critique pure et simple des actes de l'administration, des écrivains que l'élévation de leur talent et la réserve de leur attitude semblaient devoir mettre à l'abri de semblables accidents, il sait, n'en doutez pas, ce que cela veut dire, le bon public! Tenez pour certain qu'il en prend note et comprend cette leçon, même sans avoir fait une étude spéciale de l'histoire de la maison de Hanovre. Quand on s'autorise du principe de la liberté d'association pour en entraver les faibles réalisations pratiques qui ont échappé jusqu'ici aux étreintes d'une centralisation absorbante et jalouse,

quand on se fonde sur les doctrines d'égalité et les sentiments démocratiques pour frapper une Société justement impopulaire par ses maximes, mais incommode au pouvoir et, par cela même, utile à la liberté qui est opposante par essence, il se doute vaguement que si quelqu'un a quelque chose à gagner à ces mesures de rigueur, ce n'est pas lui. Son instinct lui dit que tout ce qui fortifie l'administration affaiblit d'autant les garanties des administrés, et que ce qui met à la gêne les gouvernants est fait, au contraire, pour rassurer et réjouir les gouvernés. N'eût-il jamais étudié la politique que dans La Fontaine, il en saurait encore assez long là-dessus. Enfin, lorsqu'on lui rappelle, pour le consoler, que la tribune est libre à défaut de la presse, il remarque que cette tribune n'est pas, jusqu'à présent, entourée de ministres responsables, et il reste froid, instruit par l'expérience à faire peu de cas de la parole séparée de l'action.

A s'en tenir strictement à cette muette mais concluante déposition des faits, il est à craindre que le plus clair des améliorations octroyées en novembre dernier ne consiste aujourd'hui dans ce bruyant et spécieux droit d'adresse qui permet aux vanités parlementaires de se satisfaire à leur aise une fois par an, et sans danger pour personne. C'est beaucoup assurément, d'aucuns trouvent même que c'est trop; mais on s'attendait à mieux, et sans doute on avait tort, comme toutes les fois qu'on espère du bon plaisir de l'État des concessions qui ne lui sont pas impérieusement commandées par sa situation. Cependant nous oserons dire que ce mécompte ne doit pas être imputé exclusivement à ceux qui l'ont éprouvé. Nos gouvernants cèdent un peu trop facilement à la manie de laisser espérer plus qu'ils ne veulent donner, et ils font naître par là des illusions exagérées qui sont, il est vrai, à leur avantage, mais auxquelles succèdent des déceptions dont ils retireront moins de profit. Quelquefois même, par une déférence peut-être trop empressée envers l'opinion publique, ils s'emparent des mots qu'elle aime, et les font servir comme intitulés à des actes inspirés par un tout autre esprit. C'est ainsi que des décrets destinés à fortifier l'action du pouvoir ont paru sous ce nom de décentralisation, qui devient chaque jour plus populaire. C'est ainsi encore que, dans la circulaire qui vient de frapper la Société de Saint-Vincent de Paul, il n'est guère question que des bienfaits de la liberté d'association, et du ferme désir du ministre de protéger toutes les Sociétés, et « de les admettre également au partage des faveurs du pouvoir. » Il faudrait que nous n'eussions pas vécu de notre temps pour avoir l'ingénuité de nous étonner de la légère opposition qu'il y a ici entre les paroles et les actes. Ce n'est pas de la surprise qu'elle nous inspire. Nous pourrions relever, dans une foule de mesures du même genre, cet hom

mage rendu à la popularité de certains mots. Nous n'avons pas la folle prétention d'espérer faire disparaître cet usage de nos mœurs politiques; tout le monde sait de reste que la parole a été donnée à l'homme pour dissimuler sa pensée; mais en tout il y a une juste mesure à observer, et nous voudrions la voir garder ici, dans l'intérêt des grandes traditions de l'art de gouverner.

La suppression des conseils centraux de la Société de Saint-Vincent de Paul a donné lieu à des polémiques dont la vivacité est d'un bon augure. Ce combat de presse s'étant livré en dehors de toute vue de réalisation immédiate, et à propos d'une mesure sur laquelle il n'y avait aucun intérêt direct à revenir, puisqu'elle était un fait accompli, c'est bien en honneur des seuls principes que les écrivains libéraux sont intervenus dans la discussion et ont essuyé le feu de la démocratie gouvernementale; conduite qui paraîtra plus désintéressée encore, si l'on considère qu'ils n'ont pu rester fidèles à leur propre cause qu'à la condition de couvrir leurs adversaires ultramontains, et n'ont pas reculé devant ce devoir. On les en a blâmés comme d'une preuve d'incapacité politique. Ceux qui leur adressent ce reproche se croient sans doute de très-profonds calculateurs, parce qu'ils se réjouissent des mésaventures qui adviennent à leurs ennemis et parce qu'ils prêtent main-forte pour les frapper. Mais il n'est pas besoin d'être doué d'un grand machiavélisme pour éprouver une telle tentation; il suffit d'avoir de l'instinct et de haïr ses antagonistes, ce qui n'exige pas de grands efforts de génie. Les sauvages ne raisonnent pas autrement et ne se croient pas des hommes d'État pour cela. Où cette haine aveugle finit, là seulement la politique civilisée commence. Elle consiste d'abord à apprécier dans quelle mesure on a le droit d'attaquer ses adversaires, et à partir de quel point l'aggression devient illégitime; ensuite, à juger si l'on a intérêt à les détruire lorsqu'on défend certains droits en commun avec eux, ou lorsqu'ils vous aident à résister à des adversaires encore plus puissants qu'ils ne le sont eux-mêmes.

Au point de vue du droit, je ne dis pas au point de vue de la loi, qui est formelle, puisqu'elle interdit toute réunion périodique de plus de vingt personnes qui n'auront pas obtenu une autorisation préalable, mais au point de vue du droit libéral, le seul que je puisse discuter ici, il est difficile de donner raison aux partisans de la mesure. L'existence de la Société de Saint-Vincent de Paul constituait, disent-ils, un privilége, comme si la liberté pouvait jamais être un privilége! C'est avec un pareil abus de mots qu'on se flatte d'égarer l'opinion. Plût au ciel que nous eussions beaucoup de priviléges de cette nature

à supporter! Lorsque dans un État qui n'est pas libre il arrive, par une exception heureuse, que des privilégiés de ce genre jouissent d'une liberté de tolérance ou de hasard, ce n'est pas à en diminuer le nombre, c'est à l'augmenter qu'il faut travailler de toutes ses forces. Qu'on ne dise donc pas qu'il ne s'agit ici que de soumettre la Société de Saint-Vincent de Paul au droit commun; car, ainsi qu'on l'a répondu avec vérité, le droit commun n'est pas l'interdiction, c'est la liberté. Si, par un étrange renversement de la nature des choses, le législateur a fait la règle de ce qui devrait n'être que l'exception, ce n'est pas à des écrivains libéraux de prendre parti pour lui.

Au point de vue de l'intérêt de la cause libérale, la question peut être envisagée de bien des façons; mais si on oublie ses rancunes pour s'élever au-dessus des vues mesquines et bornées de l'esprit de parti, on s'aperçoit qu'ici, comme presque en toutes choses, l'utilité ne fait qu'un avec la justice. C'est l'esprit ultramontain qui inspire la société de Saint-Vincent de Paul, et nous ne sommes, grâce à Dieu, pas suspects d'aimer l'ultramontanisme; la liberté a reçu des mains de ce parti ses plus cruelles blessures, et on ne fait guère autre chose aujourd'hui que lui appliquer les lois qu'il a lui-même décrétées. Il est donc jusqu'à un certain point permis de ne voir dans le malheur qui le frappe qu'un exemple de justice distributive.

Mais sa situation a beaucoup changé depuis quelques années, et un rôle auquel il était loin de s'attendre lui-même lui a été imposé par les circonstances; c'est sous cet aspect nouveau que nous sommes tenus de le considérer aujourd'hui. D'auxiliaire tout-puissant qu'il était alors pour le pouvoir, le parti ultramontain est devenu un obstacle. Par cela seul son influence a changé de nature et d'action. C'est toujours une force redoutable, mais une force qui agit dans un sens tout différent et que nous ne pouvons pas, sans une méprise grossière, apprécier absolument comme à l'époque où elle était exclusivement tournée contre nous. Il y a eu un déplacement dans l'équilibre des partis, et nous sommes forcés d'en tenir compte.

On oublie que cette puissance, servant par son opposition à atténuer d'autres influences aujourd'hui sans contre-poids, peut sans le vouloir devenir très-favorable à la liberté. Il est facile de le démontrer par un fait emprunté à l'histoire même de l'ultramontanisme et à la plus récente. Je viens de parler des décrets du 24 novembre. Qu'on prenne la peine de relire les suppositions émises au sujet de la pensée qui a inspiré ces concessions faites à la liberté. On les verra presque unanimement attribuées au désir de gagner l'appui de l'opinion contre la propagande ultramontaine, alors conduite par les évêques, grâce à la franchise dont jouissaient encore leurs mandements.

Supprimez cette opposition, le pouvoir n'eût probablement pas même éprouvé la velléité d'aller au-devant des vœux de l'esprit public.

Les oppositions peuvent donc avoir un bon côté, même quand elles sont faites par l'ultramontanisme, et travailler à les détruire dans de telles conditions, c'est se désarmer soi-même. On dirait que le rédacteur de la circulaire ministérielle a voulu faire sentir leur inconséquence à ses approbateurs, puisqu'il n'a pu toucher aux statuts de la Société de Saint-Vincent de Paul sans se croire obligé en même temps de porter la main sur ceux de la Franc-Maçonnerie, institution qu'il vante pourtant comme un modèle de patriotisme, et avec plus de raison encore comme un modèle de sagesse. Cependant cette sagesse exemplaire ne l'a pas protégée contre les rigueurs ministérielles, non plus que sa persévérance à choisir tous ses grands maîtres parmi les membres de la dynastie actuelle. Mais ce coup, qui retombait en partie sur eux, n'a rien appris à nos démocrates. Peu leur importe qu'on les malmène pourvu qu'on frappe encore plus fort sur le voisin. C'est là ce qu'en France on a de tout temps appelé l'esprit d'égalité. On y sera toujours sûr de réjouir le cœur du populaire lorsqu'on saura frapper à propos sur tout ce qui s'élève au-dessus de la ligne commune, soit par le droit du mérite, soit par un privilége du hasard. Réjouis-toi donc, Jacques Bonhomme! tu as de quoi être fier de ta perspicacité et de tes progrès en tout genre!

En même temps que le gouvernement français créait à l'intérieur ces petites déconvenues au parti ultramontain, il acquérait à l'extérieur de nouveaux titres à sa reconnaissance, du moins on est forcé de le supposer d'après le discours du cardinal-archevêque de Chambéry. Nous ne saurions, en effet, ni douter de la sincérité des sentiments de gratitude exprimés au nom de l'Église par un si illustre prélat, ni lui prêter l'intention peu avouable d'obtenir par des remercîments anticipés des services qui ne consisteraient encore que dans les espérances qu'ils éveillent. Ces témoignages de reconnaissance, coïncidant avec le changement de politique que la diplomatie française s'efforce en ce moment d'imposer au cabinet italien au sujet de Rome, sont bien faits pour refroidir les esprits trop confiants qui, sur la foi de la mésintelligence qui existait entre le Pape et la France, et devant les actes préparatoires de la chute du pouvoir temporel, se sont laissés aller à croire au dénoûment prochain de la question romaine. Ils connaissent bien mal leur époque, s'ils s'imaginent qu'il suffit qu'une chose soit grande, légitime, utile aux peuples et reconnue comme telle, pour qu'on la fasse; c'est bien la dernière des considérations à laquelle on s'arrête aujourd'hui. Et, lors même qu'on serait très-décidé à l'accomplir, ce ne serait pas encore une raison pour

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