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ses préceptes, dans toute la portion émanée de son auteur, le christianisme n'est pas perfectible, car il est parfait; mais dans ses formes, et surtout dans les opinions partielles que ses sectateurs ont adoptées, il peut y avoir lieu à perfectionnement1. »

S'il Y a chez l'homme une faculté religieuse, indéfiniment perfectible, comme toutes nos autres facultés, la liberté est donc la condition essentielle de toute croyance; car sans liberté il n'y a pas de progrès. Qu'est-ce que le progrès d'un être intelligent et moral, sinon une perpétuelle éducation librement acquise, ou librement acceptée? En religion comme en politique, il n'y a done de société légitime que celle qui laisse pleine carrière à la pensée. C'est ce que Benjamin. Constant exprimait d'une façon moins générale, en distinguant deux sortes de religion, l'une où l'individu raisonnait sa croyance, l'autre, où des prêtres, intermédiaires privilégiés entre Dieu et le fidèle, imposaient un symbole qu'on ne discutait pas. C'était là le troisième fait qu'il établissait, en appelant l'histoire à son secours.

Suivant Benjamin Constant, partout où les prêtres s'étaient constitués en corporation privilégiée, il y avait eu ce qu'il nommait une religion sacerdotale, et, par suite, un arrêt imposé de vive force à la raison. « Si, disait-il, l'intérêt de la religion est de marcher d'un pas égal avec l'intelligence, tel n'est pas l'intérêt du sacerdoce. L'immutabilité des doctrines fait sa force, et la progression ébranle sa puissance. Aussi, dans tous les temps, le sacerdoce de toutes les religions a-t-il frappé d'anathème l'idée du changement, la tentative, ou seulement l'espoir de l'amélioration. Nous n'avons besoin que de rappeler les prêtres d'Égypte, les pontifes de l'ancienne Rome, et le sacerdoce chrétien jusqu'au protestantisme 2. »

L'influence funeste du despotisme religieux sur la civilisation, c'est la pensée dominante du livre de la Religion; c'est à cette démonstration que la plus grande partie de l'ouvrage est consacrée. L'histoire du Polythéisme romain n'a pas non plus d'autre objet. Les études religieuses, chez Benjamin Constant, sont la contre'épreuve des études politiques; de quelque côté qu'il commence ses recherches sur les conditions morales de l'humanité, il en arrive toujours à une même solution, la liberté.

Pour ce qui regarde le paganisme, on ne peut nier que la distinc

1. De la Religion, liv. II, ch. vir, t. II, p. 485.

2. Article Religion, Encyclopédie progressive, p. 9.

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tion des deux formes religieuses ne donne la clef des civilisations antiques. De tout temps et en tout pays, c'est la religion qui fait la vie des peuples, c'est la croyance qui décide des mœurs et des idées; mais chez les anciens cette action souveraine est plus visible. État, famille, droit, art, poésie, la religion comprend tout et règle tout. Regardons maintenant les peuples de l'antiquité, que voyons-nous? D'un côté, de grands pays immobiles (autant.du moins que l'esprit humain peut être frappé d'immobilité), c'est l'Inde, c'est l'Égypte, c'est la Perse; de l'autre, un petit peuple jeté au milieu de la Méditerranée, plus agité et plus changeant que les flots qui l'entourent. En Asie, en Afrique, un sacerdoce tout-puissant maintient cette uniformité qui étonne; tandis que dans un coin de la Grèce, au milieu des roches de l'Attique, une république turbulente, une poignée d'hommes, maîtresse de sa foi, sème à pleines mains ces idées fécondes dont nous vivons aujourd'hui. Bossuet admire l'Égypte; dans ce troupeau muet, mené par des prêtres, il voit un ordre qui le charme. Il y a, en effet, dans cette unité factice quelque chose du silence imposant, de la masse énorme et de l'immobilité des pyramides. Mais où trouver la vraie beauté, la vie de l'intelligence, la grandeur morale, sinon dans la patrie de Phidias, de Platon et de Socrate? Les millions d'hommes qui ont vécu sur les bords du Nil ou du Gange ont passé sans laisser plus de trace que les vagues de l'Océan; Athènes a laissé après elle un sillon de feu qui ne s'éteindra jamais.

En arrivant aux siècles chrétiens, Benjamin Constant rencontrait l'Église catholique, l'Église du moyen âge et des papes. Tout en tenant compte de la différence des temps, il la rangeait parmi les corporations sacerdotales qui ont arrêté la marche de l'esprit humain. Ce n'était point le sacerdoce en lui-même qu'il attaquait; tout au contraire, il reconnaissait que le christianisme, qui ne consiste pas seulement en rites extérieurs, comme les religions de l'antiquité, mais qui établit entre Dieu et l'homme des rapports de morale aussi bien que de culte, a besoin d'un ministère d'amour et de paix. Ce qu'il blâmait sans injures, mais avec fermeté, c'est ce monopole de pouvoir, de science, de lumières que l'Église s'est longtemps attribué, et non pas seulement en fait de dogme. Il y voyait un privilége injuste, qui condamnait la majorité de l'espèce humaine à l'ignorance, à l'abâtardissement et à la servitude'. Fils de réfugié, il lui

1. De la Religion, liv. V, ch. vII, t. II, p. 471.

était difficile d'admettre que les dragonnades ou l'inquisition eussent jamais servi ni la vérité ni la religion.

Ce qui ajoutait à sa répulsion, c'est que l'Église catholique n'avait pu maintenir l'intolérance qu'en s'aidant du bras séculier. L'union de l'Église et de l'État lui semblait une alliance adultère, qui enfantait un double despotisme, celui des prêtres et celui des rois. <«< Toutes les fois, disait-il, que le sacerdoce a pour complices l'aristocratie ou la royauté, il a prononcé l'anathème contre les libertés et les droits du peuple... Voyez combien l'indépendance de la pensée, la liberté de discussion, tout ce qui peut répandre des lumières hors de l'enceinte privilégiée, le blesse et le courrouce. Écoutez Bossuet : « Pourquoi commandent les hommes, si ce n'est pour que Dieu soit obéi1? » Écoutez des auteurs plus modernes : « L'Église est la vraie souveraine, elle juge le temporel, le condamne ou l'absout, lie et délie dans les cieux comme sur la terre. » Ces écrivains seraient aujourd'hui, s'ils le pouvaient, ce qu'étaient les prêtres il y a six cents ans 2. >> Paroles sévères sans doute, mais qui ne seront injustes que le jour où l'Église, séparée de l'État, n'invoquera plus d'autre secours que l'Évangile.

Dans ces reproches adressés à l'Église catholique, qu'on ne voie pas un souvenir du dix-huitième siècle, un préjugé dont Benjamin Constant n'a pu se défaire. Entre Voltaire et notre philosophe il y a un abîme. Les esprits forts qui demandaient la tolérance, sous le règne de Louis XV, s'imaginaient que le christianisme était une superstition uniquement maintenue par la puissance temporelle et les richesses de l'Église; l'Église abandonnée par le bras séculier, la religion devait aussitôt s'évanouir. De là ce cri de guerre tant de fois répété : Écrasons l'infâme. Telle n'est pas la pensée de Benjamin Constant, et c'est là justement ce qui en fait l'originalité. S'il veut séparer l'Église et l'État, s'il lui faut la pleine liberté des croyances, ce n'est pas pour abattre la religion, c'est pour anéantir l'impiété. Il est convaincu que l'athéisme et l'irréligion ne sont point des sentiments naturels; ce sont des maladies qu'enfantent le fanatisme et la tyrannie. « Ce n'est pas, dit-il, une fantaisie chez les peuples d'être dévots ou irréligieux. On ne doute point parce qu'on veut douter, comme on ne croit point parce qu'on veut croire. Il y a des temps où il est impossible de semer le doute; 1. Oraison funebre de la reine d'Angleterre.

2. De la Religion, liv. XV, ch. 1, t. V, p. 194-196.

il y en a où il est impossible de ramener la conviction. L'incrédulité naît de la disproportion qui existe entre les objets offerts à l'adoration, ou les dogmes présentés à la croyance, et l'état des esprits auxquels on commande cette adoration et qu'on veut soumettre à cette croyance'. » En d'autres termes, l'incrédulité naturelle, si je puis employer ce mot, c'est ce doute qui éperonne l'esprit de l'homme et le pousse à la recherche et à la conquête de la vérité.

Mais qu'arrive-t-il si une Église, soutenue par la force, jette un défi à l'intelligence et prétend arrêter la vie? I naît alors une lutte violente entre la pensée opprimée et l'autorité qui l'étouffe; c'est ce despotisme qui pervertit la religion, et « fait d'un espoir une épouvante, d'une consolation une servitude, d'un bienfait un fléau 2. »

Voit-on maintenant ce qu'est l'athéisme? Une révolte contre la tyrannie; un effet, et non pas une cause. L'impiété philosophique du dix-huitième siècle, c'est une protestation contre l'orthodoxie sanglante des Bâville et de Letellier. Il en sera toujours ainsi. Appeler la violence au secours de la foi ébranlée, c'est mettre le courage et l'honneur du côté du doute. Il y a plus de vertu chez l'athée qui blasphème la vérité qu'on lui impose de force que chez le dévot assez lâche pour adorer ce qu'il ne croit pas. Mais ce fanatisme d'impiété est artificiel; c'est la persécution qui le suscite. N'éteignez pas l'esprit; laissez à chacun la liberté de croire, l'incrédulité ne sera plus la foi des âmes indépendantes. Au lieu de l'athéisme, vous aurez, comme en Angleterre et aux États-Unis, la multiplicité des églises. Cette anarchie prétendue qui sert de prétexte à la violence détruira sans doute l'unité factice où se complaît le despotisme, uniformité trompeuse qui cache et nourrit le désordre moral; mais elle amènera l'unité véritable, la paix des intelligences, l'ordre volontaire, biens excellents qui ne peuvent naître que de la liberté.

<< En lisant le fameux Système de la Nature (du baron d'Holbach), écrivait Benjamin Constant, je me suis souvent senti frappé de tristesse et d'étonnement. Ce long acharnement d'un vieillard à fermer devant lui tout avenir, cette inexplicable soif de la destruction, cet enthousiasme contre une idée douce et consolante, me paraissait un bizarre délire; mais je me l'expliquais bientôt en me rappelant que l'autorité prêtait à cette idée un appui violent et factice; et d'une sorte de répugnance pour l'écrivain, qui me présentait avec triomphe le néant comme terme de moi-même et des objets de mon affection, je passais à quelque estime pour l'antagoniste intrépide d'une arrogante autorité". 1. Article Religion, Encycl. progressive, p. 17. 2. Article Religion, Encycl. progressive, p. 21. 3. De la Religion, liv. I, ch. 1, t. I, p. 9.

a Laissons, disait-il ailleurs, laissons la religion à elle-même. Toujours progressive et toujours proportionnée, elle marchera avec les idées, elle s'éclairera avec l'intelligence, elle s'épurera avec la morale; elle sanctionnera à chaque époque ce qu'il y a de meilleur; à chaque époque, réclamons sans cesse la liberté religieuse, elle entourera la religion d'une force invincible et garantira sa perfectibilité. Ainsi l'entendait le divin auteur de notre croyance, lorsque, flétrissant les pharisiens et les scribes, il réclamait pour tous la charité, pour tous la lumière, pour tous la liberté 1. »

Telle est la foi de Benjamin Constant; et il est persuadé qu'il a pour lui l'avenir. Le règne de l'intolérance est passé, disait-il avec un cri de joie. Dans cette délivrance d'un double despotisme qui avait duré quinze siècles, il saluait à la fois la victoire de la religion et celle de la liberté.

C'est là un dernier trait qui distingue Benjamin Constant, et l'élève au-dessus des politiques ordinaires. Mêlé à la révolution, témoin et souvent victime de ces lâchetés et de ces bassesses qui, plus d'une fois, ont trahi les plus nobles espérances du pays, il avait compris enfin que la religion est l'amie et la compagne nécessaire de la liberté. Un homme d'État qui ne croit pas en Dieu ne peut guère adorer que lui-même, à moins qu'il n'adore un maître; rien de plus féroce et de plus lâche qu'un égoïsme qui n'espère et ne craint rien au delà du tombeau. Benjamin Constant avait l'âme trop généreuse, il aimait et il respectait trop sincèrement les hommes pour ne pas protester contre une doctrine fatale et toujours menaçante. Rien n'a vieilli dans les conseils qu'il nous a laissés; peut-être même sont-ils plus nécessaires que jamais. Le vieux matérialisme est tombé avec Condillac et son école; mais ne renaît-il pas dans ce panthéisme savant qui gagne peu à peu la faveur du public? On croit tout expliquer en ne distinguant rien; mais dans cette confusion universelle, le dieu personnel, le Dieu chrétien, absorbé par la nature, disparaît, emportant avec lui notre immortalité. Où va cette théorie? Quelle morale contient-elle? Quelle politique doit-elle enfanter? Ceux qui la défendent sont des gens d'esprit et de talent, mais, qu'ils me permettent de le dire, ils ne voient pas où les conduit l'inexorable logique des idées. A leur insu, avec les intentions les plus droites, ils nous poussent à l'abîme où est morte la société romaine. Les conséquences morales de leur système en prouvent la fausseté.

1. Article Religion, Encycl. progres., p. 23. Voir également les dernières pages du livre de la Religion,

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