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ET DE SON ASCENDANT SUR LA RÉVOLUTION ITALIENNE

ALFIERI. GIOBERTI.

GIOBERTI.-CAVOUR'.

Il Piemonte aspira all' Italia, l'Italia aspira al Piemonte. (GIOBERTI.)

La grandeur de l'époque où nous vivons préoccupe notre esprit; nous la sentons confusément, mais en vain chercherions-nous dans le passé quelque chose qui nous aidât à la comprendre. Déjà plus qu'à moitié entré dans l'histoire, le dix-neuvième siècle n'y portera pas, comme le siècle d'Auguste ou le siècle de Louis XIV, le nom d'une personne illustre; il ne marquera pas, comme le siècle de Périclès ou celui des Médicis, les temps prospères d'une seule nation; il sera le premier grand siècle de l'humanité; car, en cherchant le lien, en pressentant la loi de ses destinées mystérieuses, il lui aura donné en quelque sorte la conscience d'elle-même. C'est au dix-neuvième siècle, à son inquiète ardeur, à son génie vaste et pénétrant, que le genre humain rapportera un jour les premiers bienfaits d'une civilisation véritable et commune à tous les peuples du monde.

Entre les événements qui concourent à la grandeur de ce siècle, il en est un qui nous touche plus que les autres, non-seulement parce qu'il nous a été donné d'y prendre une part active, mais encore parce qu'il se rattache d'une manière étroite au développement de notre propre histoire je veux parler de la révolution italienne.

L'indépendance et l'unité, qui pour l'Italie étaient une aspiration traditionnelle, a paru à l'Europe l'application d'un principe nouveau que nous serions en droit d'appeler français, puisque la société mo

1. Vita di Vittorio Alfieri, scritta da esso. Londres, 1807. De la Révolution piémontaise, par le comte Santorre di Santa-Rosa, 3° édition. Paris 1822. Del Rinnovamento civile d'Italia, per Vincenzo Gioberti. Parigi e Torino, 1851. Opere politico economiche del conte Camillo Benso di Cavour. Cuneo, 1856. Lettere di Daniele Manin a Giorgio Pallavicino. Torino, 1860.

derne, soit qu'elle le repousse, soit qu'elle l'accepte, en attribue le blâme ou l'honneur à la révolution française. En consacrant le principe de la souveraineté nationale, l'union des États piémontais, lombard, toscan, romagnol, sicilien et napolitain, qui prend le nom de royaume d'Italie, nous achemine visiblement vers cette fédération des Etats-Unis de l'Europe qui semblait hier encore aux esprits positifs une lointaine hypothèse de la philosophie. Dès aujourd'hui elle accroît dans les conseils européens l'importance de la voix latine; elle y assure, par cela même et pour un long cours d'années, la prépondérance française. On comprendra qu'un certain orgueil national nous y fasse insister, et que, à défaut d'autre motif, il eût suffi de l'intérêt français pour nous rendre favorables à la révolution, ou, pour parler plus juste, à la transformation qu'un écrivain illustre appelait, il y a de cela déjà dix années, le RENOUVELLEMENT CIVIL DE

L'ITALIE.

I

L'idée de l'indépendance et de l'unité italiennes, qui a paru surprendre tant de gens, n'était pourtant ni nouvelle ni singulière. Sans parler des temps reculés où l'Italie une et libre était rêvée, annoncée par un Dante, un Pétrarque, un Machiavel, depuis le commencement de ce siècle elle n'était plus seulement écrite dans les livres, elle était vivante dans les cœurs. Guelfe ou gibeline, papale, monarchique ou républicaine, partout, sur le sol conquis ou morcelé, elle avait ses héros et ses martyrs. Elle était le mystère des sociétés secrètes. On l'avait vue enfin victorieuse aux champs de Goïto, législatrice au Forum et au Capitole de la ville éternelle.

A la vérité, ces succès si promptement suivis de revers, ces tenta, tives toujours renouvelées, mais toujours avortées, discréditaient, aux yeux de la sagesse vulgaire, les espérances de l'Italie. Créée par l'imagination d'un peuple artiste, l'idée de l'unité pouvait séduire les esprits enthousiastes, elle ne méritait pas d'occuper les hommes d'État. Ce que n'avaient pu faire ni la sainteté, ni une royale ambition, ni le fanatisme révolutionnaire, qui le ferait? Les remords de Pie IX, l'exil de Charles-Albert, les insuccès de Mazzini, montraient assez quel serait le sort de ceux qui se fieraient au patriotisme italien et conserveraient le fol espoir de rendre à eux-mêmes des peuples incapables de se gouverner. Le caractère de ces peuples, leurs traditions, la configuration du pays, la nature et l'histoire les

condamnaient à une perpétuelle division sous une tutelle étrangère. Tels étaient, ou peu s'en faut, la pensée des souverains, le langage de leurs représentants, l'opinion d'un grand nombre de personnes à qui les longues adversités de la fortune italienne semblaient un jugement de Dieu. L'expression géographique du prince de Metternich, la terre des morts de M. de Lamartine revenaient dans tous les discours. L'Italie une et libre ne semblait même plus une éventualité discutable entre les hommes qui se piquent chez nous de quelque sens politique.

Cependant la sagacité de ces hommes de négation, à qui l'on a donné de nos jours le nom de conservateurs, était en défaut. Ils négligeaient, dans leur appréciation superficielle des choses de l'Italie, une force qui se développait en silence. Pas un seul entre nos historiens et nos philosophes politiques n'avait entrevu le rôle auquel depuis longtemps se préparait le Piémont. Pas un seul n'eût jugé possible l'ascendant légitime et décisif qu'il allait prendre dans un mouvement prochain.

A ne considérer que les apparences, qu'était-ce, en effet, que le Piémont? Le dernier, le plus tard et le plus mal venu, le moins civilisé, le moins italien à coup sûr entre les États italiens. Gouverné despotiquement par une dynastie étrangère, — alpinis regibus, — façonné par des princes militaires et dévots à une discipline de couvent et de caserne, le peuple piémontais n'a jamais participé aux influences heureuses qui ont fait de l'Italie la patrie des arts. Sans culture et presque sans mouvement, il était demeuré depuis deux siècles sous l'oppression cléricale et sous la tyrannie d'une noblesse << la plus hautaine et la plus ignorante qui fût jamais1. » Aussi ce ne fut qu'étonnement lorsqu'on le vit naguère prendre la parole au nom du droit italien et se poser en défenseur de la cause nationale. Eh quoi! s'écriait-on, ce petit peuple subalpin prétendrait à l'honneur de représenter en Europe la noble race italienne! La politique piémontaise mènerait et confisquerait l'Italie à son profit; le Piémont dirait : C'est moi qui suis l'Italie2! Pour rabaisser de telles prétentions, on n'avait pas assez de dédains.

1. Expression de Napoléon Ier.

2. Voir entre autres : Lamartine, Entretiens LXI; Guizot, Réponse au discours de réception du P. Lacordaire; Montalembert, Lettres au comte de Cavour; Martinez de la Rosa, Discours aux cortès; et parmi les Italiens, Montanelli, Cernuschi, etc.

Tome VII.

26e Livraison.

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Mais, en raisonnant de la sorte, on ne comprenait pas que cette infériorité même pouvait devenir un avantage; on ne voyait pas que le peuple piémontais, en restant étranger à la grandeur de l'Italie, échappait à sa décadence et qu'il apportait à la vieille civilisation italienne la jeunesse et la vigueur d'un sang quasi barbare. Préservé par son âpre climat des habitudes voluptueuses de Naples, de Florence, de Rome, exempt par son isolement des passions et des haines traditionnelles, le Piémont semblait appelé à renouveler de nos jours cet office de justicier que le podestat étranger exerçait au moyen âge dans les cités en proie aux discordes civiles. Les mœurs simples du Piémontais, son esprit religieux et militaire, le disposaient d'ailleurs, beaucoup mieux que les peuples plus cultivés, aux sacrifices qu'allait exiger l'entreprise de l'affranchissement national. Et, comme il arrive quand la force des choses et non le caprice des hommes amène les révolutions, le vague instinct des masses se personnifiait, il s'exprimait dans des individualités puissantes. De grands citoyens surgissaient dans ce petit pays. Se suivant à de courts intervalles, Alfieri, Gioberti, Cavour, paraissaient chacun à son heure. Ils montraient en eux la noblesse d'une race méconnue. Par eux le peuple piémontais grandissait chaque jour dans sa propre estime d'abord, puis dans l'estime d'autrui. Tous trois, le poëte, le philosophe, l'homme d'État, travaillaient sans concert à une œuvre qui, sous des formes diverses, était au fond la même. Agissant sur l'esprit de leurs concitoyens ou sur les événements, ils formaient le pays à un rôle héroïque. En inspirant au peuple piémontais l'amour de la gloire, ils le poussaient à franchir les limites de sa nationalité obscure; et, s'il est permis de parler ainsi, ils le dépiémontisaient pour lui mieux assurer son droit à la patrie italienne.

Le premier, Victor Alfieri, brisant l'entrave d'un grossier dialecte, allait ravir à Florence son pur idiome. Après trente années d'un labeur passionné il le rendait à l'Italie enrichi d'accents tragiques qu'elle applaudissait avec transport, croyant entendre la voix du vieux Dante. Après lui, Vincent Gioberti, dans les méditations d'un exil souffert pour la liberté, ébauchait le plan du renouvellement civil de l'Italie, il essayait de le réaliser. Comme Alfieri, il succombait à l'effort, il mourait loin de la patrie; mais sa parole ne mourait pas avec lui. Déjà Camille de Cavour s'en inspirait; et bientôt, mieux servi par l'occasion, plus attentif à distinguer le possible

de l'impossible, il entreprenait, il poursuivait avec un succès toujours croissant l'organisation politique de l'unité italienne.

Si nous considérons la vie de ces trois hommes illustres, si nous mesurons le progrès qui s'accomplit d'Alfieri à Gioberti, de Gioberti à Cavour, l'ascendant qu'a pris leur pays sur la révolution italienne cessera de nous surprendre. Un coup d'œil sur la carrière de ces grands citoyens, différemment mais véritablement représentatifs de l'esprit piémontais, nous fera connaître, mieux peut-être que de longues observations sur les mœurs publiques, les causes de cet ascendant, la vertu morale et la capacité politique qui ont fait d'un petit peuple subalpin la plus puissante expression de la vie italienne.

Nous pourrons étudier en même temps un très-curieux aspect de l'histoire contemporaine, où se marque à la fois l'importance progressive de la science appliquée à l'art de gouverner, et, ce qui semblerait contradictoire, le droit nouvellement reconnu des instincts, c'est-à-dire l'intervention des masses dans la vie politique. Cette part plus grande faite au peuple dans les choses de l'État diminue ou accroît, suivant les circonstances, l'action individuelle de l'homme politique; elle l'accroît quand cette action s'exerce en conformité avec l'instinct populaire qui en centuple la force; elle la réduit presque à rien quand l'individu va contre le sentiment des masses, dont la résistance est parfois insaisissable, mais toujours invincible.

La carrière de Camille de Cavour est un exemple signalé de cette influence réciproque de la science sur l'instinct et de l'instinct sur la science, qui présage à la civilisation moderne une extension et une perfection que les sociétés les plus civilisées de l'antiquité n'auront pas connues.

Dans la première moitié de son existence, ce grand homme d'État suit son impulsion personnelle; il se développe selon sa nature; sa pensée se dégage des influences traditionnelles; il prend, en quelque sorte, possession de son génie. Dans la seconde, il entre en rapport avec le sentiment populaire; il se pénètre de l'esprit d'une nation; il s'inspire de ses espérances; il vit de sa vie. Quelque chose se passe en lui d'analogue à ce qui, dans le langage dévot, s'appelle être touché par la grâce. Il donne à l'Italie, il reçoit d'elle, dans une communication de plus en plus intime, l'élan et la réflexion, l'enthousiasme et la sagesse, la conscience, la joie héroïque d'une grande destinée.

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