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Nous sommes loin du temps où Aristophane accablait de railleries Euripide, et lui reprochait de s'écarter du genre héroïque, créé par le vieux Eschyle, et d'introduire le réalisme dans l'art dramatique. Que dirait aujourd'hui ce terrible critique, s'il avait à juger le théâtre d'un peuple, qui se décerne à lui-même, non sans fatuité, le titre d'athénien? Cette Alceste, qui, au gré d'Aristophane, eut le tort grave, il y a deux mille deux cents ans, de trop amollir les cœurs et de s'adresser aux femmes, il lui faut aujourd'hui le secours de la musique, et quand le plus efféminé de tous les arts l'a transformée en tragédie lyrique, elle nous apparaît encore pleine de grandeur et de sévérité! L'auteur de la partition nous semble un génie rude et presque brutal; nous l'appellerions volontiers l'Eschyle de la musique!

Mais avant d'affirmer qu'Aristophane rirait de notre faiblesse, et se moquerait de notre théâtre, il faudrait voir pourtant si cet impitoyable railleur ne conviendrait pas qu'après tant de siècles écoulés, tant de révolutions et de changements dans les religions, les idées et les mœurs, d'autres spectacles que ceux d'Athènes, et une poétique différente de celle d'Aristote, étaient nécessaires pour émouvoir et intéresser la foule; s'il n'avouerait pas que la fatalité, cet unique ressort du théâtre antique, avait fini son temps, et que Corneille a eu raison de chercher l'élément dramatique dans le cœur de l'homme et dans les passions. Il faudrait voir ensuite si Aristophane, quand on l'aurait bien repu d'alexandrins et de tragédies appuyées sur la règle des trois unités, ne trouverait pas l'Othello de Shakspeare plus terrible et plus émouvant. Ce point-là une fois accordé, le drame moderne pourrait bien obtenir un moment d'attention; et pour peu que le grand frondeur aimât la musique, ne pourrait-on le faire passer tout doucement de Gluck à Mozart? Croyez-vous qu'il oserait parodier le Don Juan ou l'Idoménée? Et qui sait si on ne le surprendrait pas un beau soir écoutant avec un plaisir extrême le Barbier de Séville de Rossini?

L'accueil favorable que l'Alceste de Gluck vient de recevoir du public a, ce me semble, une signification importante. Chose singu

lière parmi les spectateurs qui ont écouté ce grand ouvrage avec une attention et un respect religieux, il s'en trouvait assurément plus d'un qui avait entendu, la veille, quelque misérable opéra sans couleur, sans idées, sans expression, une de ces œuvres plates qui faisaient justement craindre une décadence radicale. Cependant ces mêmes hommes ont paru goûter une vieille partition, du temps de la musique déclamatoire, et leurs applaudissements pourraient bien être une protestation contre le genre insipide des cabalettes et des notes de poitrine.

La musique est un art trop jeune pour qu'on doive le croire sur son déclin; l'éducation musicale, du public surtout, est encore trop incomplète; il veut s'instruire, ce public si frivole; il veut connaître et juger sainement; on ne l'empêchera pas d'y arriver. Pour cela, il procède comme il peut, par bonds en avant, par reculades en arrière; il lui prend souvent des accès de routine, et puis il se lance au hasard dans des voies inconnues; on abuse de son ignorance, on le trompe, on l'égare, et finalement, après avoir croisé cent fois le chemin du beau et de la vérité, il y revient toujours. Si on lui eût exhumé l'Alceste, il y a dix ans, je suis persuadé qu'il n'aurait pas même voulu l'entendre. Depuis dix ans, il a donc gagné du côté du goût et des connaissances, et cela est d'autant plus méritoire, qu'on ne lui servait rien qui pût ni le former ni l'instruire.

En passant des mains d'Euripide dans celles de l'Italien Calzabigi et de M. le bailli du Rollet, le poëme d'Alceste a beaucoup perdu de sa vigueur première. Ce n'est pas la peine d'en faire un examen sérieux. Il ne s'agit donc ici que de la musique de Gluck. On se tromperait fort si l'on pensait qu'au moment de son apparition à Vienne, en 1767, l'Alceste a trouvé un public plus respectueux et plus éclairé que celui de l'Opéra de Paris. Dans la lettre de Léopold Mozart à ses amis, on voit que les grands seigneurs de la cour d'Autriche ne pouvaient souffrir le genre sérieux, et qu'ils exprimaient hautement leur préférence pour les arlequinades. Après avoir vaincu la frivolité des Viennois, Gluck eut ensuite à combattre en France contre les préjugés et la routine des Parisiens. L'Alceste ne fut pas la plus heureuse de ses partitions; elle faillit même compromettre la position que lui avaient faite les deux succès d'Iphigénie en Aulide et d'Orphée. Le public s'y accoutuma pourtant; grâce à quelques changements exécutés dans le poëme, la pièce retrouva bientôt plus de faveur, et dans le cours des deux années 1776 et 1777, elle eut un si grand nombre de représentations que Grimm, qui était picciniste, en murmura dans sa correspondance.

Jean-Jacques Rousseau, dans ses Observations sur l'Alceste de

M. Gluck, malgré l'admiration sincère dont il fait profession pour ce grand maître, ne laisse pas de relever quelques défauts : « En examinant le drame d'Alceste, dit-il, et la manière dont M. Gluck s'est cru obligé de le traiter, on a peine à comprendre comment il en a pu rendre la représentation supportable: non que ce drame, écrit sur le plan des tragédies grecques, ne brille de solides beautés, non que la musique n'en soit admirable, mais par les difficultés qu'il a fallu vaincre dans une si grande uniformité de caractère et d'expression pour prévenir l'accablement et l'ennui, et soutenir jusqu'au bout l'intérêt et l'attention. >>

Cette critique s'adresse plutôt au poëme qu'à la musique; mais, dans l'examen de la partition, Jean-Jacques trouve aussi quelques sujets de blâme où l'on reconnaît la pénétration d'un grand esprit. En parlant des plus beaux passages du rôle d'Alceste, comme l'air : Non, ce n'est point un sacrifice, et le suivant: Divinité du Styx! JeanJacques reproche à M. Gluck d'avoir changé de motif et de mesure jusqu'à trois fois dans le même morceau, sans que pourtant le sentiment et la situation aient changé : « Où est, dit-il, dans cet air, l'unité de dessin, de tableau, de caractère? Ce n'est point, ce me semble, un air, mais une suite de plusieurs airs... On y change fréquemment de mesure, non pour contraster et alterner les deux parties d'un même motif, mais pour passer successivement par des chants absoluments différents... J'avoue que le premier changement de mesure rend admirablement le sens et la ponctuation des paroles; mais il n'en est pas moins vrai qu'on pouvait y parvenir sans en changer. >>

Ce n'était pas par stérilité d'idées que l'auteur d'Alceste changeait jusqu'à trois fois de motif et de mesure dans un même air; c'était par · système et après de longues et profondes méditations. J'ai déjà dit, dans une étude sur Gluck, comment ce grand génie s'était laissé égarer par le goût de son siècle, en subordonnant son art aux règles d'un autre art, celui de la déclamation. Sa musique n'aurait jamais vieilli si le genre de la tragédie lyrique n'eût point passé de mode. D'autres ouvrages du même temps sont restés jeunes, parce qu'ils étaient conçus selon les lois véritables de la musique dramatique; mais, le genre une fois admis, pour peu que le spectateur se mette, comme il le doit, au point de vue du compositeur, les partitions de Gluck expriment admirablement la pensée du maître. C'est ce que le public parisien a parfaitement compris. L'Alceste est taillée sur le patron d'une tragédie; elle en a les beautés et les défauts. On n'y trouve pas un duo, pas un trio, pas d'autres morceaux d'ensemble que les chœurs; chaque personnage chante à son tour, et quand il a

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fini, son interlocuteur lui répond, en sorte que ces dialogues chantés produisent exactement la même impression que le récit d'une tragédie au Théâtre français; mais cette tragédie a pour interprète une Rachel.

Sans le concours d'une grande cantatrice, la reprise d'Alceste eût été impossible. Madame Pauline Viardot est l'incarnation véritable de ce personnage antique; elle y est sublime d'un bout à l'autre de son rôle. M. Michot la seconde fort bien; l'exécution de la pièce dénote un soin extrême, qui se fait sentir jusque dans la modération de l'orchestre. Quant à l'attitude du public aux représentations d'Alceste, elle est tout à fait remarquable. On assiste à ces solennités comme à un cours de musique historique, avec une curiosité soutenue, un vif intérêt, un désir évident d'apprendre et de s'éclairer. Pour achever l'éducation des Parisiens, l'administration ferait sagement de continuer ce cours d'histoire musicale, et de suivre l'ordre chronologique, qui est toujours le meilleur. L'Idoménée de Mozart viendrait à propos après l'Alceste de Gluck. Quoique ces deux ouvrages aient paru dans leur nouveauté à treize ans seulement de distance l'un de l'autre, on verrait quel pas immense la musique avait fait en si peu de temps. En suivant l'ordre chronologique, nous arriverions aux grands maîtres du commencement de ce siècle, puis enfin aux maîtres contemporains et à Rossini lui-même; mais, cette fois, par la bonne voie. Ce grand novateur, ce romantique italien du règne de Charles X, ce téméraire qui a soulevé tant de clameurs auxquelles a succédé un si profond silence, serait applaudi, non plus par des partisans aveugles et malgré l'opposition de la routine, mais avec une entière connaissance de cause et par des juges sérieux. Qui sait si, en voyant la réforme du goût et un public plus intelligent et plus instruit, le maestro ne se dirait pas que l'occasion est belle pour revenir au théâtre et montrer qu'il est encore de ce monde? S'il nous croit indignes de l'écouter, qu'il vienne à l'une des représentations d'Alceste, et les applaudissements donnés à Gluck et à madame Viardot lui réchaufferont le cœur.

Passons maintenant de la tragédie lyrique à la comédie. Je n'éprouve aucun embarras à parler ici d'un ouvrage d'Alfred de Musset, consacré par un succès de lecture qui date de vingt-cinq ans. Bien des esprits délicats m'avaient souvent témoigné le désir de le voir enfin représenté. Lorsque le poëte des Nuits et de Rolla écrivit cette comédie On ne badine pas avec l'amour, il arrivait d'Italie à peine guéri d'une maladie violente, avec une profonde blessure au cœur. Il se croyait de bonne foi incapable pour longtemps de tout travail

d'imagination. Cependant, sollicité par ses amis, il voulut essayer ses forces, et après avoir hésité entre plusieurs sujets, il donna la préférence, à cause des circonstances où il se trouvait et de l'état de son esprit, au duel amoureux de Camille et de Perdican, combat terrible entre deux orgueils, et dans lequel les deux adversaires se blessent réciproquement et se séparent au moment où ils s'aiment, parce qu'ils ont joué imprudemment avec l'amour.

L'auteur eut d'abord l'envie d'écrire cette pièce en vers. Poursuivi par le souvenir de la fatale soirée où le public de l'Odéon avait si mal accueilli la Nuit vénitienne, et persuadé que le théâtre lui était interdit, il se donna le plaisir de se livrer à sa fantaisie, et fit la gageure de rendre la représentation de cette charmante comédie à tout jamais impossible. Voici l'introduction de la pièce en vers, et telle que je l'ai retrouvée dans ses papiers :

LE CHEUR.

Sur son mulet fringant doucement ballotté,

Dans les sentiers fleuris, messer Blazius s'avance,
Gras et vêtu de neuf, l'écritoire au côté.
Son ventre rebondi le soutient en cadence.
Dévotement bercé sur ce vaste édredon,

Il marmotte un pater dans son triple menton.
Salut! maître Blazius; comme une amphore antique,
Au temps de la vendange on vous voit arriver.
Par quel si grand bienfait de ce ciel magnifique
Voit-on sur nos coteaux votre astre se lever?

BLAZIUS.

Si vous voulez apprendre une grande nouvelle,
Apportez-moi d'abord un verre de vin frais.

LE CHEUR.

Voici, maître Blazius, notre plus grande écuelle,
Buvez; le vin est bon, vous parlerez après.

BLAZIUS.

Apprenez, mes enfants, le sujet qui m'amène.
Le jeune Perdican, à sa majorité,

Vient de sortir docteur de l'Université.

Il revient au château, la bouche toute pleine
De discours si savants et de mots si fleuris

Qu'on ne sait que penser, tant on en est surpris!
Toute sa gracieuse et modeste personne

Est un beau livre d'or, où le savoir rayonne.

Il ne voit pas à terre un brin de romarin

Qu'il ne dise comment on l'appelle en latin.

Il connaît par leurs noms les empereurs de Rome;

Il vous expliquerait, rien qu'avec une pomme,

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