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narquois en caressant sa barbe pointue, et ne répondait qu'en éludant la question.

Mais tout à coup, changeant d'allure et de conduite, il brise en visière à ses vieilles connaissances, et se claquemure si bien, que son existence devient une énigme pour le monde médisant et curieux des petites villes. Pour mon compte, je le perdis entièrement de vue. Le hasard me le fit rencontrer une ou deux fois, sur la brune, auprès de la cheminée du roi René, ou le long des remparts déserts, bras dessus bras dessous avec un certain Ernest Ratigneux, un visage de papier mâché, un personnage aussi étrange que disgracieux, et, en toute chose, l'opposé de mon pauvre ami Muller. C'était à n'y rien comprendre. Ce Ratigneux était une sorte d'illuminé qui, avant d'en arriver au degré de folie où il en était, avait dû passer par les vices les plus hideux et les plus hypocrites. Sa voix grêle, ses yeux ternes, son teint verdâtre et comme enluminé de taches de moisissures, lui avaient valu le surnon de la Vierge aux champignons. Quelques rares cheveux d'un brun sale lui tombaient sur la nuque, et il marchait voûté, le pauvre diable! portant un monde de misère et d'ignominie dans son cerveau délabré. Il avait épousé une demoiselle de Savignan, renommée pour sa laideur, son insignifiance et sa fortune.

Comment était-il devenu le confident et l'ami d'Aristide? On l'ignorait, et on se perdait en conjectures sur cette liaison monstrueuse: Contraria contrariis, disait avec un grand flegme le docteur Gaspard, qui figure assez tristement dans toute cette affaire.

Dans l'oisiveté de ma vie d'étudiant, je me préoccupais, comme tant d'autres, de la solution de ce problème. Mais comment parvenir jusqu'à Aristide, dont j'ignorais même l'adresse? Je ne sais sur quelles vagues indications je m'étais imaginé qu'il logeait à l'extrémité du faubourg des Cordeliers, dans le pavillon de la Molle, une merveille d'architecture et de sculpture, élevée par Puget pour une des maîtresses du duc de Vendôme.

Le bâtiment carré, d'un style sévère et imposant, subsiste dans son intégrité; mais les vertes pelouses, les jets d'eau et les bassins ont disparu; les statues ont été mutilées ou enlevées; à côté de ces ruines, les ormeaux et les platanes ont grandi, et leur ombre séculaire semble faite pour protéger quelque amourette mystérieuse, d'autant plus que le jardin est entouré par un mur de dix pieds d'élévation qui en interdit l'accès aux profanes.

Je n'avais eu jusqu'à ce jour aucune raison honnête pour violer

l'asile où se cachait Aristide, lorsque le hasard me fournit un prétexte je reçus pour lui une lettre d'un de ses amis qui, comme moi, ignorait ce qu'il était devenu. Je me rendis au pavillon, je fis le tour de l'enceinte, et je finis par découvrir un guichet plus bas que le sol; je frappai assez fort pour que les oiseaux qui nichaient sur le mur s'enfuissent effrayés, mais à l'intérieur rien ne bougea. Je revins par deux fois à la charge, mais ce fut sans succès. Je m'éloignai désappointé et ne sachant à quoi m'en tenir sur ce mystère, d'autant plus que les bruits les plus étranges commençaient à circuler. Je m'adressai alors au secrétaire de la faculté de droit, qui, riant sournoisement de ma mésaventure, m'apprit qu'Aristide devait passer sa thèse dans quinze jours, et que, si je tenais à le voir, l'occasion était sûre. Je fus exact comme un créancier le jour de l'échéance, et j'eus soin d'oublier la lettre chez moi pour obliger Aristide à me donner son adresse.

Lorsque j'arrivai dans la salle des examens, Muller était déjà sur la sellette et coiffé du bonnet noir. Je m'assis, disposé à essuyer, sans désemparer, deux mortelles heures de chicane sur des points et virgules. Je jugeais mal Aristide, et je fus heureusement trompé dans mes prévisions. Il avait choisi, car je ne puis supposer que ce fût le hasard de l'urne qui lui eût fourni de pareils thèmes, les sujets

de thèse les plus délicats et tous relatifs au mariage. Je laisse le Code de procédure et Justinien; mon ami y fut subtil et savant outre mesure; mais, en droit français, il scandalisa les vieilles robes de la faculté en commentant l'article 146: Il n'y a pas de mariage lorsqu'il n'y a pas de consentement. Il donna une telle extension à ce dernier mot, que les deux tiers des gens mariés pouvaient, en sûreté de conscience, se considérer comme libres de tout engagement. Il défendit son opinion avec une amertume qui me surprit de sa part. C'était un véritable plaidoyer. Les vieilles robes de la faculté furent violemment scandalisées, mais, tout en blâmant la hardiesse du candidat, l'admirent cependant à l'unanimité au grade de licencié. Pour moi, je l'écoutai avec un plaisir infini, subissant, sans m'en douter, l'attrait de la fantaisie et du paradoxe, en dépit de la gravité de la matière. Quant à Ratigneux, qui s'était assis au premier rang pour encourager et applaudir son ami, il donna la comédie au public par sa pantomime désespérée et ses exclamations mal étouffées. Il se promettait bien sans doute de s'en expliquer avec Aristide lorsqu'ils seraient seuls.

L'épreuve terminée, je m'approchai du candidat pour le féliciter; c'est à peine s'il parut me reconnaître. Je lui parlai de la lettre, en m'excusant de l'avoir oubliée. Il me répondit sèchement qu'il l'enverrait chercher chez moi. Outré de ces procédés, je me retirais en sourcillant, lorsqu'il m'arrêta par le bras, et me dit d'une voix étranglée, et de manière à n'être pas entendu de Ratigneux, qui se tenait auprès de lui comme son satellite:

Tu me pardonnerais, mon cher, d'agir comme je le fais, si tu savais quelque chose dont je n'ai nulle envie de me vanter.

Il me laissa, sur ces paroles énigmatiques, plus intrigué que jamais. Tout en songeant au caractère d'Aristide, à ses habitudes, au peu que je connaissais de sa vie antérieure, et combinant ces éléments incomplets avec le sujet de sa thèse et l'air dont il l'avait soutenue, je me livrais aux suppositions les plus compliquées. Mais la réalité a des jeux de théâtre si surprenants et si simples tout à la fois, que je demeurais bien loin de la vérité.

La conduite d'Aristide, en cette circonstance, m'avait d'autant plus frappé, que rien ne semblait plus éloigné de son humeur que le mystère dont il se couvrait. Je le connaissais ondoyant et divers, mais je ne m'imaginais pas que l'homme pût ainsi passer sans transition du blanc au noir. Il avait changé de physionomie comme de nature: rasé comme Samson au sortir des mains de Dalila, il s'était dépouillé, à son grand désavantage, du signe visible de la puissance virile. Ses manières, autrefois libres et souples, étaient maintenant embarrassées : son regard évitait le vôtre. Son visage pincé, sa cravate blanche, son habit étriqué, lui donnaient l'air d'un greffier, ce qui n'a rien de désobligeant sans doute, mais ce qui l'eût jadis médiocrement flatté. En un mot, je ne retrouvai plus mon vieil ami. On prétend que le poil des animaux sauvages finit par prendre la couleur du sol sur lequel ils vivent; il en était ainsi de mon cher Aristide, l'abominable Ratigneux avait déteint sur lui.

A quelque temps de là, la municipalité donna un grand bal. La cour du palais de justice, construit sur je ne sais quel modèle moresque, fut choisie pour être le théâtre de cette cohue officielle. La robe et l'épée s'étaient donné rendez-vous à cette fête, et il n'était pas une notabilité à vingt lieues à la ronde qui ne se fît un devoir d'y assister on y étouffait. Je m'y rendis comme tant d'autres, å l'exemple des moutons de Dindenaut, qui s'en vont où l'on va. J'arrivai assez tard, et je me jetai bravement dans la foule, ébloui

par

l'éclat des lumières, le bruit de l'orchestre et des conversations, et enivré par le parfum des fleurs.

Après quelques tours au milieu de ce monde assourdissant, je me sauvai dans une de ces arrière-pièces où se réfugient les amoureux, les vieilles femmes et ceux qui ne peuvent supporter le piétinement de la valse. En promenant çà et là des regards distraits, j'aperçus, dans l'angle d'un salon tendu en velours rouge, un visage qui semblait me souhaiter la bienvenue, et je n'eus garde de décliner cette faveur, quelque légère qu'elle fût. Madame Brunier est une de ces rares personnes chez qui la beauté, l'esprit et le cœur sont en parfait accord, et qui, par une pente insensible, vous conduiraient de l'amitié à quelque chose de plus tendre, si on avait l'heur ou le malheur de vivre dans leur intimité. Je me glissai derrière elle, et je me penchai sur le dossier de son fauteuil. Le corsage de sa robe descendait assez bas, et tout en écoutant la musique de ses légers propos, je me perdais amoureusement dans l'étude des lignes de son cou et de ses épaules. Tout à coup un léger frémissement parut l'agiter, et avec cette façon cavalière de s'exprimer qui ne manquait pas de grâce dans sa bouche:

-Comment se fait-il, me dit-elle, que cette vieille lanterne ait épousé un aussi joli garçon ?

En parlant de la sorte, elle tenait les yeux baissés, mais par un miracle de vision particulier aux femmes, elle voyait à travers ses paupières et devant elle. Je me redressai, et j'aperçus, à l'autre bout du salon, Aristide, une femme sous son bras, et cette femme aurait pu passer aisément pour sa mère. Confondu et atterré, je me récriai : Quoi donc ! Aristide est marié, et c'est là sa femme?

Elle n'a guère que dix ans de plus que lui, me dit madame Brunier avec un sourire ironique, et c'est sa cousine.

-Peut-on aimer une femme de cet âge-là?

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- C'est, mon cher Félix, répliqua madame Brunier, qui avait légèrement pâli, un de ces mystères qu'il faut voir pour croire, et croire sans comprendre. Le docteur Gaspard, à ce qu'on prétend, est seul au fait de cette belle équipée. Vous connaissez le docteur, interrogez-le... tout est possible, mon cher, tout!

Je crus remarquer, à ces derniers mots, une altération profonde dans la voix d'ordinaire si douce de madame Brunier. Ses lèvres tremblaient, et elle s'éventait par un mouvement précipité qui semblait suivre les pulsations rapides de son cœur. Je n'eus guère le temps de prolonger mes observations à ce sujet; Aristide nous avait découverts et venait à nous. Sa femme le suivait à contre-cœur, à en juger du moins par la sévérité de sa démarche, et l'inclination de tête presque imperceptible dont elle nous salua.

En dépit de sa grande réserve, Aristide se vit obligé de me présenter à madame Muller, que j'eus l'outrecuidance d'inviter à danser. L'orchestre donnait le signal, et elle accepta mon bras en jetant sur madame Brunier et sur Aristide un de ces regards froids et persistants que je traduisis au courant de la mesure par ces quatre mots : Prenez garde à vous! Mon ami ne parut tenir aucun compte de cet avertissement conjugal, et il entraîna madame Brunier dans le tourbillon de la contredanse. Cet incident me sembla d'autant plus singulier, que cette charmante femme m'avait affirmé tout à l'heure qu'elle ne dansait jamais.

- Il y a là-dessous, pensai-je, quelque diablerie que je débrouillerai, ou j'y perdrai mon nom.

Madame Muller se pencha vers moi, je lui pris la taille et je l'emportai par un mouvement fiévreux à l'autre bout de la salle. Elle était, sur l'honneur, aussi roide et aussi sèche qu'un mannequin rouillé dont je croyais entendre grincer les rouages. Peu à peu cependant cette grande roideur s'assouplit comme les anneaux d'un serpent que le soleil éveille.

L'orchestre s'arrêta, et madame Muller, baissant les yeux et s'appuyant sur mon bras, me demanda d'où je connaissais madame Brunier, et par une transition assez brusque en apparence, mais fort logique dans sa pensée, elle se prit à détester ces corsages inconvenants qui laissent à nu les épaules et la moitié du dos.

Je songeai, je ne sais pourquoi, au renard qui a la queue coupée ; je jetai sur ma danseuse un regard à la dérobée, et sous la triple gaze qui la voilait jusqu'à la naissance du cou, je pus deviner les formes anguleuses de son buste, et le parchemin jaune et ridé qui recouvrait le tout. J'abondais dans son sens, et elle me payait d'un sourire lorsqu'un coup d'archet nous rappela à l'ordre. A défaut d'autres mérites, madame Muller avait la main charmante, le pied allongé et cambré; à chaque pas qu'elle faisait, sa jupe voltigeait si

Tome VII, 25€ Livraison.

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