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cueillaient les Bourbons avec confiance. On ne leur demandait que de respecter les légitimes conquêtes de la révolution, en maintenant l'égalité civile, en donnant au pays des institutions suffisantes, pour en finir avec un arbitraire dont on avait souffert trop longtemps.

Cette classe moyenne qui, en 1814, était l'espoir et la force du pays, n'était donc ni bonapartiste ni ultra-royaliste; elle était libérale par instinct, et cherchait des maîtres qui lui enseignassent ses droits et ses devoirs; car elle avait le goût plutôt que la science de la liberté. C'est à cette œuvre que se dévoua Benjamin Constant. Il fut, par excellence, le publiciste constitutionnel de la première Restauration. Le succès qu'avait en France son pamphlet sur l'Esprit de conquête le désignait pour ce rôle patriotique. Benjamin Constant avait ce grand avantage qu'on ne pouvait le soupçonner de regretter Napoléon, et, d'une autre part, qui pouvait douter que l'ancien tribun, l'exilé de l'Empire, ne fût un sincère ami de la liberté?

La France attendait une constitution; c'était la seule façon de terminer la révolution en réconciliant l'ancienne dynastie et la liberté. Cette constitution, les principes en étaient dans l'air, pour ainsi dire; elle se faisait, comme tous les systèmes durables, en se dégageant peu à peu des opinions et des besoins du temps. On revenait de toutes parts aux idées qui, depuis 1789, ont été celles de la France toutes les fois que les passions humaines n'ont pas disposé du pays malgré lui. On demandait les garanties que Necker, Mounier, Malouet, Mirabeau, Lally-Tollendal réclamaient à l'aurore de 1789, les garanties que Daunou et ses amis voulaient assurer à la France en l'an III; en deux mots, ce que donna la charte et ce qu'on appela le régime constitutionnel.

Rien n'est plus curieux que d'étudier le travail intérieur qui se faisait alors dans les intelligences; ce germe de liberté, que Napoléon avait foulé aux pieds sans pouvoir le détruire, se relevait par sa proprc force et pointait de toutes parts. C'est d'abord le Sénat, poussé par M. de Talleyrand, qui, dans un décret peu honorable pour ce grand corps, prononce la déchéance de l'empereur, en l'accusant de n'avoir pas été un souverain constitutionnel. Certes, les Français avaient le droit de faire ce reproche à Napoléon, mais le Sénat devait-il oublier qu'il avait été, au moins par son silence, le complice de l'Empire? Après avoir adoré sur le trône cet autre César, n'aurait-il pas dû le respecter dans sa chute, ne fût-ce que par pudeur?

Voici le décret rendu, le 3 avril 1814, par le Sénat conservateur sur le rapport du comte Lambrechts, ancien ministre de la justice sous le Directoire, et connu par ses sentiments républicains. Si je cite ce monument d'ingratitude, c'est seulement afin de mettre en relief les idées libérales sur lesquelles s'appuie le Sénat pour condamner l'empereur :

« Le Sénat conservateur,

« Considérant que dans une monarchie constitutionnelle le monarque n'existe qu'en vertu de la constitution ou du pacte social.

« Que Napoléon, pendant quelque temps d'un gouvernement ferme et prudent, avait donné à la nation des sujets de compter pour l'avenir sur des actes de sagesse et de justice, mais qu'ensuite il a déchiré le pacte qui l'unissait au peuple français, notamment en levant des impôts, en établissant des taxes autrement qu'en vertu de la loi...

« Qu'il a entrepris une suite de guerres en violation... de l'acte des constitutions... qui veut que les déclarations de guerre soient proposées, discutées et promulguées comme des lois.

« Qu'il a inconstitutionnellement rendu plusieurs décrets portant peine de

mort...

« Qu'il a violé les lois constitutionnelles par ses décrets sur les prisons d'État ;

« Qu'il a anéanti la responsabilité des ministres, confondu tous les pouvoirs, et détruit l'indépendance des corps judiciaires;

« Considérant que la liberté de la presse, établie et consacrée comme l'un des droits de la nation, a été constamment soumise à la censure arbitraire de sa police, et qu'en même temps il s'est toujours servi de la presse pour remplir la France et l'Europe de faits controuvés, de maximes fausses, de doctrines favorables au despotisme, et d'outrages contre les gouvernements étrangers...

« Le Sénat déclare et décrète ce qui suit :

« Napoléon Bonaparte est déchu du trône, etc. 1. »

Dans cet acte solennel, le Sénat, on le voit, proclame la liberté individuelle et la liberté de la presse, en même temps qu'il demande une représentation nationale, la responsabilité des ministres, le vote de la guerre et de l'impôt. Le Sénat ne s'en tint pas là; le 2 avril 1814, à neuf heures du soir, l'empereur Alexandre avait reçu le Sénat, et, par goût de la liberté, non moins que pour presser le décret de déchéance, et laisser au Sénat le triste honneur de détrôner Napoléon, il avait invité le premier corps de l'État à rédiger une constitution. << Messieurs, leur avait-il dit, vous êtes chargés d'une

1. Lanjuinais, Constitutions de la nation française, Paris, 1819, t. I, p. 4.

des plus honorables missions que des hommes généreux aient à remplir : c'est d'assurer le bonheur d'un grand peuple, en donnant à la France les institutions fortes et libérales dont elle ne peut se passer dans l'état actuel de ses lumières et de sa civilisation 1. » Cette constitution, rédigée par le gouvernement provisoire, fut présentée au Sénat le 6 avril; on insista pour qu'elle fût adoptée d'urgence et dans la séance même, tant M. de Talleyrand et ses amis étaient pressés de mettre les Bourbons sous l'égide de la liberté constitutionnelle.

Le Sénat, nous dit M. Lanjuinais, eut de la peine à obtenir un examen de quelques heures par une commission qui fit son rapport le jour même. Cette commission ajouta au projet primitif quatre articles de la plus haute importance, et qui heureusement passèrent dans la Charte. Le premier rétablissait la liberté de la presse, sauf la répression des délits nés de l'abus de cette liberté; le second abolissait la confiscation; le troisième garantissait aux militaires leurs grades, honneurs et pensions, et le quatrième portait qu'aucun Français ne serait recherché pour les opinions ni pour les votes qu'il aurait pu émettre. C'étaient là quatre dispositions excellentes, et dont il est juste de tenir compte au Sénat.

Quelle était cette constitution? Rien autre chose dans ses traits essentiels qu'une première édition de la Charte, sauf deux articles, d'inégale valeur, qui compromirent et annulèrent l'œuvre tout entière. L'un de ces articles, que l'honnête Lanjuinais a vainement essayé de justifier3, attribuait aux sénateurs actuels, comme un privilége héréditaire, la dotation du Sénat et des sénatoreries; l'autre, plus soutenable, décidait, suivant l'usage suivi depuis 1789, que la constitution serait soumise à l'acceptation du peuple français, et que Louis-Stanislas-Xavier serait proclamé roi des Français, aussitôt qu'il aurait juré et signé par un acte portant : J'accepte la constitution; je jure de l'observer et de la faire observer. Ce serment devait être réitéré dans la solennité où le nouveau roi recevrait le serment de fidélité des Français.

« On a, dit M. Guizot, beaucoup et justement reproché aux sénateurs de

1. Séance du 2 avril 1814. Moniteur du même jour.

2. Lanjuinais, Constitutions, etc., t. I, p. 64, 65.

3. Lanjuinais, Constitutions, etc., t. I, p. 69.

4. Mémoires, t. I, p. 32,

1814 l'égoïsme avec lequel, en renversant l'Empire, ils s'attribuèrent à euxmêmes non-seulement l'intégrité, mais la perpétuité des avantages matériels dont l'Empire les avait fait jouir. Faute cynique en effet, et de celles qui décrient le plus les pouvoirs dans l'esprit des peuples, car elles blessent à la fois les sentiments honnêtes et les passions envieuses. Le Sénat en commit une autre, moins palpable et plus conforme aux prėjugės du pays, mais encore plus grave à mon sens, et comme méprise politique et par ses conséquences. Au même moment où il proclamait le retour de l'ancienne maison royale, il étala la prétention d'élire le roi, méconnaissant ainsi le droit monarchique dont il acceptait l'empire, et pratiquant le droit républicain en rétablissant la monarchie. Contradiction choquante entre les principes et les actes, puérile bravade envers le grand fait auquel on rendait hommage, et déplorable confusion des droits comme des idées. Évidemment c'était par nécessité, non par choix, et à raison de son titre héréditaire, non comme l'élu du jour, qu'on rappelait Louis XVIII au trône de France. Il n'y avait de vérité, de dignité et de prudence que dans une seule conduite: Reconnaitre hautement le droit monarchique dans la maison de Bourbon, et lui demander de reconnaitre hautement à son tour les droits nationaux, tels que les proclamaient l'état du pays et l'esprit du temps... Au lieu de cela, le Sénat, à la fois obstiné et timide, en voulant placer sous le drapeau de l'élection la monarchie restaurée, ne fit qu'évoquer le principe despotique, en face du principe révolutionnaire, et suscita pour rival au droit absolu du peuple le droit absolu du roi. »

Quand M. Guizot reproche au Sénat conservateur de n'avoir su conserver que son traitement, il a la conscience publique avec lui. Les contemporains furent sans pitié pour cet égoïsme sénile. Le Sénat, disait-on, avait fait non pas une constitution politique, mais une constitution de rente à son profit. Si sage et si libérale que fût la nouvelle Charte, elle ne se releva point de cette disposition ridicule. Mais la seconde critique de M. Guizot me paraît moins juste; il me semble que dans son excellente Histoire de la Restauration, M. de Viel-Castel, en étant moins sévère, est resté plus près de la vérité1. M. de Talleyrand et le Sénat n'avaient pas tort de demander que le roi jurât la constitution. En agissant de la sorte, ils ne prétendaient point pratiquer le droit républicain, mais simplement garantir les droits de la nation contre le retour de prétentions surannées.

M. Guizot reconnaît que le Sénat avait pour lui les préjugés du pays. Ces préjugés d'un peuple qui ne savait guère ce que c'était que le droit divin et la légitimité étaient, selon moi, chose sérieuse et respectable. La forme choisie par le Sénat, pour obliger la royauté,

1. Histoire de la Restauration, t. I, p. 267.

laissait peut-être à désirer; mais au fond la France entendait qu'entre elle et les Bourbons il y eût engagement réciproque; on ne voulait pas retourner au règne du bon plaisir. Il fallait donc que la constitution fût un acte synallagmatique, un contrat qui liât les deux parties. Peu importait quel fût le notaire qui rédigeât la transaction; s'il n'y avait eu que cette difficulté, on se fût aisément accordé.

Ce n'était pas ce que voulaient les royalistes, représentés dans le gouvernement provisoire par l'abbé de Montesquiou. Ils entendaient que la constitution vînt du roi seul et n'obligeât que le pays. C'était la vieille doctrine féodale; le roi, ne tenant son droit que de Dieu et de son épée, ne devait compte de ses actions qu'à Dieu seul. Entre le Sénat et les légitimistes, il y avait donc autre chose qu'une querelle de formes, il y avait une opposition de principes qui contenait en germe la Révolution de 1830.

Le Sénat ne reconnaissait point de droit monarchique, subsistant par lui-même et en dehors des droits du pays; cela est vrai ; il y a là une idée métaphysique qui, en France, n'a jamais fait fortune depuis 1789, et qui en 1814 était fort oubliée. Qu'on blâme ou non cette ignorance, encore fallait-il que la royauté s'engageât, et qu'elle reconnût les droits nationaux que proclame M. Guizot. Quel autre moyen y avait-il de constater et d'assurer cette reconnaissance, sinon une transaction qui engageât le roi et la nation? Les royalistes s'y refusèrent dès le premier jour; la Charte n'était pour eux que l'erreur viagère d'un prince cassé par les ans et la maladie; ils se réservaient l'avenir. S'il y eut, dès le mois d'avril 1814, un malentendu entre la royauté et la France, ce n'est donc point le Sénat qu'il en faut accuser. Je ne vois pas ce que les Bourbons eussent perdu à être une seconde fois les élus de la France; et il est trop visible que le roi et la nation eussent également gagné à se reconnaître tous deux liés par un pacte sacré.

• Et en effet d'où sont sorties les ordonnances fatales de 1830, sinon de cet article 14, réserve mystérieuse où se cachait le droit divin, épée toujours suspendue sur nos libertés ? Admettons que Louis XVIII eût adopté la constitution présentée par le Sénat, qu'il eût franchement reconnu le droit de la nation, en eût-il été moins populaire et moins fort? Un roi aussi honnête et aussi scrupuleux que Charles X eût-il jamais songé à violer le contrat qu'il avait juré? Les puériles bravades du Sénat, comme les nomme M. Guizot, nous eussent épargné une révolution en sauvant la monarchie. Quand on

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