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se passent de main en main. On laissait insulter et diffamer de la façon la plus odieuse et la plus basse Napoléon qui venait d'abdiquer noblement; mais on se souciait peu d'une discussion honnête et modérée qui éclairait le pays sur ses droits. Benjamin Constant manqua l'apprendre à ses dépens.

L'imprimeur, dit-il, à qui j'avais confié mon travail, s'étant rendu chez un censeur que je ne nommerai pas, en obtint la réponse suivante, qu'il vint me rapporter avec la plus scrupuleuse exactitude: Je ne veux pas qu'on publie rien sur la constitution. Si elle est acceptée par le roi, il ne faut pas qu'on écrive contre; si elle est rejetée, il ne faut pas qu'on écrive pour 1. »

Il est fâcheux que Benjamin Constant n'ait pas transmis à la postérité le nom de ce modèle de prudence et de beau langage. Depuis le calife Omar, qui, dit-on, voulait brûler tous les livres, hormis le Coran, les uns comme dangereux, les autres comme inutiles, on n'a jamais professé une doctrine d'autorité qui fût plus nette et plus logique. Heureusement qu'au-dessus du censeur il y avait un directeur général de la librairie, auquel on pouvait en appeler. Ce directeur, homme d'esprit et de sens, mais qui préludait, de façon singulière, au rôle d'oracle constitutionnel, qu'il allait bientôt jouer, n'était autre que M. Royer-Collard. Il leva l'interdiction; l'ouvrage parut, et la monarchie ne fut point ébranlée.

Quelques jours plus tard, la Charte fut publiée. Louis XVIII adoptait les idées constitutionnelles qu'il avait aimées dans sa jeunesse, et donnait raison à Benjamin Constant. Peut-être y avait-il dans la Charte certains articles qui ne satisfaisaient pas tout à fait notre publiciste; et, sans doute, il eût préféré qu'on n'octroyât pas au pays des droits qui appartiennent aux peuples plus qu'aux rois; mais il n'était pas homme à s'arrêter longtemps sur des querelles théoriques. Convaincu, comme Daunou, que la meilleure constitution est celle qu'on a, pourvu qu'on s'en serve; trouvant, en outre, dans la Charte tous les éléments de la liberté constitutionnelle, Benjamin Constant se ralliait sincèrement à la monarchie. En politique, il avait peu de goût pour les aventures; il aimait à répéter que les révolutions lui étaient odieuses, parce que la liberté lui était chère. Lui reprochait-on d'oublier qu'il avait été un républicain de l'an III, il répondait, avec une parfaite bonne foi, qu'il n'avait point changé, et donnait,

1. Cours de pol. const., t. I, p. 480.

en ceci, une preuve nouvelle de son bon sens. « La liberté, disait-il, l'ordre, le bonheur des peuples, sont le but des associations humaines; les organisations politiques ne sont que des moyens, et un républicain éclairé est beaucoup plus disposé à devenir un royaliste constitutionnel qu'un partisan de la monarchie absolue. Entre la monarchie constitutionnelle et la république, la différence est dans la forme. Entre la monarchie constitutionnelle et la monarchie absolue, la différence est dans le fond1.» Ce sont là des paroles excellentes ; on ne pouvait mieux indiquer le terrain sur lequel tous les amis de la liberté peuvent et doivent se donner la main.

1. Cours de pol. const., t. II, p. 170.

ÉDOUARD LABOULAYE.

(La suite prochainement.)

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Depuis la Siccardiana, M. de Cavour n'avait plus que des rapports d'hostilité avec la droite, systématiquement contraire à tous ses projets de réforme; et ce fut malgré les violentes attaques du parti conservateur qu'il réussit à faire voter le traité de commerce avec l'Angleterre et la Belgique2: première application de ses théories sur le libre échange, premier lien qui préparait par les relations commerciales les alliances politiques. Mais à peine le nouveau ministre avait-il, par son union avec le centre gauche, imprimé au gouvernement une allure libérale, que les changements politiques survenus en France le forcèrent de s'arrêter. Les conséquences du coup d'État pour l'avenir des gouvernements constitutionnels n'étaient pas calculables. Déjà les envoyés de l'Autriche transmettaient au cabinet de Turin des remontrances sur les excès de la presse, qui ressemblaient fort à des menaces; déjà le gouvernement français faisait, au sujet des réfugiés, des réclamations impérieuses. Le ministère comprit que, dans l'intérêt de la liberté, il fallait s'appliquer à prévenir les occasions de conflit avec le nouveau président de la république3. Dans ces vues, le garde des sceaux Deforesta présentait à la Chambre un projet de loi qui tendait à réprimer les offenses de la presse envers les souverains étrangers. Ce projet fut mal accueilli. La droite ne l'inter

1. Voir la 26 livraison.

2. Voir le discours prononcé par le comte de Cavour, le 14 avril 1851, à la chambre des députés.

3. Voir les instructions pleines de dignité données à l'envoyé sarde à Paris (11 janvier 1850), au sujet de l'émigration italienne en Piémont, et les réponses de M. d'Azeglio à M. de Butenval, au sujet de l'internement de 150 réfugiés français à Nice.

préta guère mieux que la gauche. Les libéraux y virent un acte de faiblesse. Se persuadant que le Piémont allait suivre l'exemple de la France, les réactionnaires parlèrent tout haut, sinon d'abolir le Statut, du moins d'en changer les dispositions essentielles : la loi électorale et la loi sur la liberté de la presse. Leur conduite ouvrit les yeux à M. de Cavour. Il s'aperçut que, en manoeuvrant de manière à tourner les difficultés extérieures, on allait prêter le flanc à la réaction intérieure. La sécurité que le cabinet avait cherchée au dehors, on entendait la lui faire acheter au prix de la liberté; l'institution parlementaire était menacée. Il n'en fallut pas davantage pour porter M. de Cavour à un acte beaucoup plus décisif encore que ne l'avait été son adhésion à la Siccardiana. Le chef du centre gauche, M. Rattazzi, était désigné pour la présidence de la Chambre; M. de Cavour l'appuya. Rompant ainsi une seconde fois avec la droite, il conclut ouvertement avec le centre gauche cette alliance si souvent rappelée dans l'histoire parlementaire du Piémont sous le nom de mariage, connubio1.

En agissant ainsi, en se séparant complétement de la droite, M. de Cavour n'avait pas, tant s'en faut, l'approbation de ses collègues. Le chef du cabinet, averti après coup des décisions qu'il lui importait le plus de connaître, froissé des procédés inusités du ministre des finances, l'avait désavoué 2. Le vote de la chambre, qui donna le fauteuil de la présidence à M. Rattazzi, et les rapports personnels de M. de Cavour avec le roi amenèrent une crise (14 mai 1852) à la suite de laquelle le cabinet fut reconstitué dans le sens conservateur. M. de Cavour profita des loisirs qui lui étaient faits pour aller étudier de plus près les rapports nouveaux que le coup d'État imposait aux gouvernements de l'Europe. Il vint à Paris dans le mois de juillet, y rencontra M. Rattazzi, avec qui il fut présenté à l'empereur Napoléon; peu après il se rendit en Angleterre.

Dans l'intervalle, des négociations avec la cour de Rome, qui remontaient déjà très-haut, se poursuivaient sans amener le moindre changement.

Dès l'année 1849, avant la présentation de la Siccardiana, son

1. Ce fut le comte de Revel qui se servit ironiquement des expressions de divorce et de mariage. M. de Cavour les releva, et depuis lors connubio est demeuré dans le vocabulaire politique.

2. M. d'Azeglio, à l'insu de M. de Cavour, expédiait le 14 mars 1852, aux agents diplomatiques, une circulaire où il déclarait que jamais M. Rattazzi et la politique du centre gauche ne seraient acceptés par le ministère.

auteur s'était rendu à Gaëte pour conjurer le saint Père de renoncer à des priviléges abolis dans la plupart des États catholiques, et qui ne pouvaient plus s'accorder avec l'organisation actuelle de l'État sarde. Mais Pie IX, à qui la faiblesse du Piémont n'inspirait aucune crainte, n'avait voulu entendre à rien; le ministère piémontais, sur le point d'être prévenu par l'initiative du parlement, s'était vu contraint de présenter la loi qui fut votée, le 9 mars, à la majorité de 130 voix contre 27. Ce fut, comme on le pense, un grand sujet dé colère pour le gouvernement pontifical; les négociations entamées sur d'autres points s'en ressentirent; elles prirent un caractère d'aigreur qui ne permettait guère d'en espérer un bon résultat. Vers la fin de l'année 1851, la nouvelle de la présentation d'un projet de loi sur le mariage civil faillit tout rompre. En vain le comte de Sambuy, envoyé sarde à Rome, en vain l'archevêque de Gênes, Charvaz, ancien précepteur de Victor-Emmanuel', s'entremettaient-ils avec tous les ménagements imaginables pour tâcher d'arranger les affaires; en vain Victor-Emmanuel écrivait-il une lettre autographe dans laquelle il prenait sur lui de faire au saint Père des concessions qui outrepassaient ses prérogatives constitutionnelles; Pie IX y répondait en déclarant que la loi projetée était en contradiction manifeste avec le dogme catholique et la doctrine de l'Église. Les complications survenues par la question des dîmes en Sardaigne et par l'intolérance de l'archevêque de Turin2, l'influence exercée sur l'esprit du roi par les deux reines, la résolution bien connue de M. d'Azeglio de ne point faire alliance avec le centre gauche, inquiétèrent l'opinion publique. Le parlement insistait pour connaître à quel terme en étaient les négociations. La lutte s'engageait violente entre le parti clérical, qui portait aux affaires le comte de Balbo, et le parti libéral, qui mettait en

avant le comte de Cavour.

Longtemps le roi hésita; mais lorsqu'il eut acquis, par les réponses du saint Père, la certitude que la nomination de M. de Balbo n'apporterait aucun amendement à des résolutions inflexibles, il céda à

1. Mgr Charvaz, homme de bien et de science, excellent prêtre, avait été le premier en Piémont, sous le règne de Charles-Albert, à réclamer la liberté absolue du clergé et la liberté de la presse.

2. Mgr Franzoni refusait les derniers sacrements à l'un des hommes les plus religieux et les plus considérés du Piémont, le comte Pietro di SantaRosa, par le seul motif qu'il avait voté la loi sur l'abolition des tribunaux ecclésiastiques.

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