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Laissez-moi parler. Ce ne sera plus pour longtemps encore; je sens que dans quelques heures tout sera fini pour moi; personne ne s'en doute, et mon pauvre père moins que personne; mais je connais mon état.

Frédéric se demanda si elle n'avait point le délire. Les yeux de Marguerite brillaient d'un éclat extraordinaire, mais elle paraissait avoir tout son bon sens.

- Vous m'avez demandée en mariage, reprit-elle; vous êtes noble et bon. Je vous ai aimé dès que je vous ai vu; c'était, vous le savez, auprès de ce malheureux dont la jambe était cassée. Il y avait tant d'indignation et de pitié dans vos regards! Vous avez parlé le lendemain du coup de foudre. Hélas! je l'avais senti, ce coup de foudre! j'en avais été frappée, et j'en meurs.

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Et pourquoi ne seriez-vous pas ma femme?

Je ne puis pas être à vous ni à un autre, ajouta-t-elle avec une grande énergie. J'ai trompé mon père; c'est bien assez de mensonges comme cela; ne m'interrogez pas. Il me serait impossible de vous rien répondre. Je suis une malheureuse et une coupable. J'aurais vivre heureuse, honorée; j'ai tout perdu par ma faute. Frédéric hésitait à comprendre.

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- Le misérable! murmura-t-il, car il devinait qu'il s'agissait de Trichard fils.

Marguerite lut le mot sur ses lèvres plutôt qu'elle ne l'entendit. - J'aurais dû me garder moi-même. Ah! on est toujours puni de ses fautes, et c'est juste.

Mais lui! s'écria Frédéric, pourquoi ne vous rendrait-il pas l'honneur qu'il vous a pris?

Jamais, jamais! répondit-elle. Je le méprise et je le hais. Plutôt mourir! Pardonnez-moi, mon ami, si je vous fais quelque chagrin. C'est bien mal reconnaître la joie que vous m'avez donnée, mais ne quittez pas la maison de la nuit. Je veux vous serrer la main avant le grand départ.

Mais pourquoi nous arrêter sur ces scènes cruelles? La pauvre fille, comme elle l'avait prédit, expira vers le matin. M. Frétillot arriva juste au moment où elle venait de rendre l'âme, et il annonça au père Weber que la liste Trichard avait passé à l'unanimité. On avait même trouvé plus de billets dans l'urne qu'il n'y avait de votants.

Trois jours après, MM. Durand père et fils prenaient la diligence et repartaient pour Paris. Ils avaient cédé presque pour rien leur mai

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son et les actions qui en dépendaient à M. Jaudon. Il leur semblait moins cruel de perdre quelque argent que de prêter les mains aux projets de M. Trichard. Le père Weber vint les rejoindre quelques mois après; c'est un des plus ardents propagateurs de la méthode Galin-Paris-Chevé. Il donne des leçons de musique et fait des cours dans le faubourg Saint-Marceau. Les musiciens le traitent d'ignorant et de barbare, parce que la méthode qu'il enseigne est persécutée. Le jour où elle deviendra officielle, ils le regarderont comme un grand homme. Il se console des injures en formant de bons élèves.

Pour Frédéric, il s'est rejeté dans la vie active et dans le journalisme militant. Il a formé des relations nombreuses avec les gens de province; il étudie les questions qui les intéressent; il espère bien les traiter un jour, quand il sera permis d'écrire la vérité et quand on aura quelque chance de la faire lire au public. Hélas! le moment n'est pas encore proche, et nous en serons longtemps encore aux phrases de M. Durand père sur les principes de 89.

FRANCISQUE SARCEY.

En présentant sous la forme d'une fiction des faits et des personnages très-réels, M. Francisque Sarcey était loin de penser que la vérité de ses tableaux recevrait aussitôt sa consécration. C'est cependant ce qui vient d'arriver à son Nouveau Seigneur de village. Les débats qui viennent d'avoir lieu au tribunal de police correctionnelle de Niort ont même prouvé que le roman était resté au-dessous de l'histoire. M. Plassiart, d'après les témoignages produits à l'audience, n'aurait rien à envier à M. Trichard. Le Secrétaire de la rédaction,

ARTHUR ARNOULD.

LITTÉRATURE ET MORALE

PAR ERNEST BERSOT.

M. Bersot a commencé par la philosophie. Avant d'appliquer à la critique littéraire son esprit si net et si fin, il s'est occupé d'abord de métaphysique; c'est une excellente préparation. Les critiques distingués, comme MM. Bersot et Taine, dont le noviciat s'est fait ailleurs que dans la littérature proprement dite, y apportent d'ordinaire un esprit d'indépendance, un jugement plus hardi et plus dégagé. Il y a dans chaque espèce d'étude toute une partie artificielle, des goûts acquis et des préjugés d'admiration dont il est bien difficile de se défaire quand on a commencé par là. Qui n'a vu souvent des paysagistes admirer dans un tableau des beautés inaccessibles aux profanes, des montagnes invraisemblables, des arbres impossibles, mais dont l'aspect sans doute leur présente de rares qualités de métier, des mérites de difficulté vaincue? Il est certain qu'il y a en littérature beaucoup de préventions de cette espèce; ceux qui, occupés ailleurs, ont d'abord échappé à cette éducation artificielle, doivent s'en féliciter peut-être ; quand leur jugement s'appliquera à la littérature, il ira droit aux choses essentielles et négligera ces accessoires, qui deviennent parfois la préoccupation exclusive des gens du métier. Le lecteur y trouve aussi son compte; c'est ainsi que la critique se renouvelle; le point de vue se déplaçant, un pays, que nous croyions bien connaître, nous offre des aspects divers et des perspectives inattendues. Je ne veux pas dire du tout que M. Bersot, esprit très-cultivé en teut genre, soit entré dans la critique littéraire comme un étranger en pays inconnu; mais il est certain qu'il y apporte d'utiles habitudes contractées ailleurs, et d'abord celle de se préoccuper avant tout des idées plus que du style, et de l'homme plus que de l'écrivain.

Le recueil dont nous nous occupons se compose d'articles publiés dans le Journal des Débats et dans la Revue de Paris; il s'ouvre par un excellent travail sur Voltaire. Tout semble dit sur Voltaire, et on croirait qu'une publication de lettres inédites, comme celle qui

motive le travail de M. Bersot, ne fournit rien de nouveau à dire. C'est une erreur: on a souvent jugé Voltaire à la surface; M. Bersot va au fond. Il nous montre sous l'apparente mobilité qui nous frappe d'abord chez Voltaire, sous cette physionomie si vive, si variée, un fond persistant, une unité merveilleuse. C'est là ce qu'on s'obstine à méconnaître; c'est là ce qu'il importe encore de mettre en évidence. A le bien prendre, le changeant, le mobile Voltaire est un monomane comme tous les grands réformateurs, il a une idée fixe qu'il veut faire accepter, et il y réussit, grâce à la variété de ses aptitudes et à la multiplicité des applications. Son but, c'est de faire triompher la raison : « Il a tout subordonné à cette idée, dit M. Bersot; il a discipliné, pour les mener à la guerre, la philosophie, la science, l'histoire, le roman, la comédie et la tragédie, la prose et les vers; il les a disciplinés à l'excès; car enfin il n'est pas permis de composer une tragédie pour la préface et pour les notes, pour appuyer la réforme judiciaire ou maltraiter le péché originel; tout ce qu'il écrit sent le combat. On l'accuse d'être léger; il faudrait peut-être l'accuser d'être trop sérieux. » Trop sérieux, non assurément : car il n'est pas possible de l'être, quand le but est d'une pareille importance. Mais, sous cette expression paradoxale se cache une appréciation d'une rigoureuse justesse : c'est que la légèreté chez Voltaire est dans le ton, jamais dans le fond. Ce prétendu sceptique doute beaucoup moins qu'on ne le prétend : il affirme résolument certaines idées, il en nie beaucoup plus sans doute; mais ce qu'il affirme, au moins il le croit et ne se paye pas de mots. Si, comme il le dit, il n'a conservé du symbole que les quatre premiers mots, Credo in unum Deum, il est sur ce point et sur beaucoup d'autres d'une ténacité de conviction que rien n'ébranle, d'une activité de propagande qui, sans déclamation, sans longs sermons, mais partout, sous toutes les formes, se reproduit dans le conte le plus léger d'apparence comme dans les ouvrages les plus sérieux.

Malheureusement ce qui a fait de son temps le succès de Voltaire, je veux dire l'infinie variété de formes sous laquelle se manifeste sa pensée, est aussi ce qui compromet aujourd'hui son autorité : on s'arme aisément contre lui de citations puisées dans ses ouvrages, parce que la légèreté est dans le détail, et que le détail seul se peut citer; la pensée générale et permanente ne se cite point. C'est ainsi, par exemple, qu'on a fait grand bruit de ses compliments aux puissances, sans observer d'abord que ces flatteries ne sont le plus souvent que la monnaie de celles qu'il a reçues; que dans ce commerce de louanges, ce sont les souverains d'ordinaire qui ont fait les premiers pas; que, même quand il dédie Mahomet au pape, c'est encore

dans l'intention de servir sa cause, c'est pour faire pièce aux gallicans qu'il croit avec raison infiniment plus redoutables pour la pensée libre que les ultramontains. « Si les jansénistes me persécutent, dit-il, je dédierai Mahomet au pape; et vous verrez qu'il me nommera évêque in partibus infidelium, c'est mon véritable diocèse. » Lisez sa correspondance avec Frédéric; quel est le plus flatteur des deux? Ce n'est pas l'écrivain. Comme il le dit quelque part, « les épithètes ne leur coûtent rien. » Mais, sur les choses qui lui tiennent au cœur, Voltaire ne transige jamais. Ce n'est pas seulement en écrivant à ses amis qu'il dit, en parlant des souverains de son temps : « Les fidèles sujets qui combattent pour ces messieurs-là sont de terribles imbéciles. Gardez-moi le secret avec les rois et avec les prêtres. » Ce secret, il ne le garde pas lui-même; il le dit au roi de Prusse. Quand Frédéric, pour lui faire sa cour, compose et lui envoie une ode contre la guerre : « Je croirais volontiers, lui répond Voltaire, que cette ode est de quelque pauvre citoyen, bon poëte d'ailleurs, lassé de payer le dixième et le dixième du dixième, et de voir ravager la terre pour les querelles des rois. Point du tout : elle est du roi qui a commencé la noise; elle est de celui qui a gagné, les armes à la main, une province et cinq batailles. Sire, Votre Majesté fait de beaux vers, mais elle se moque du monde. » Et Frédéric ne se fâche pas c'est que, sacrifiant ici l'accessoire à l'essentiel, Voltaire est flatteur pour le poëte, sévère pour le conquérant. Ce qui est plus louable encore, c'est d'avoir tenu tête aux préjugés de son temps, aux erreurs à la mode, aux préventions aveugles de son propre parti. Quand Pombal persécute cruellement les jésuites portugais, pendant que les adversaires des jésuites applaudissent et que les philosophes, mentant tout à la fois à leurs principes et au sens commun, inconséquents et aveugles, sont tentés de voir chez Pombal un des leurs, un ami de la liberté et des lumières : « Tout cela fait pitié et fait horreur, écrit nettement Voltaire. J'aimerais mieux être nègre que Portugais. Eh! misérables! si Malagrida a trempé dans l'assassinat du roi, pourquoi n'avez-vous pas osé l'interroger, le confronter, le juger, le condamner?... Pourquoi vous déshonorez-vous en le faisant condamner par l'Inquisition pour des fariboles? » C'est qu'il ne suffisait pas à Voltaire, pour paraître aimer la liberté, de se dire l'ennemi des jésuites, comme l'ont toujours fait tant de gens, par esprit de concurrence, je suppose, et jalousie de métier; je parle de ceux qui, vivant sur des équivoques à faire envie à Escobar, n'ont jamais su, pour toute profession de foi libérale, que répéter le cri des Oreillons dans Candide : << Mangeons du jésuite! mangeons du jésuite. » De son temps même, Voltaire voyait très-bien que ces prétendus libéraux, qui se bornaient

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