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et ses lèvres s'étaient suspendues à une mamelle tarie. Privé tout jeune de sa mère morte de tristesse dans ce château délabré, en songeant à la misère qui devait peser plus tard sur son fils et lui fermer toute carrière, il ne connaissait pas les douces caresses et les tendres soins dont la jeunesse est entourée, même dans les familles les moins heureuses. La sollicitude de son père, qu'il regrettait pourtant, ne s'était guère traduite que par quelques coups de pied au derrière, ou l'ordre de lui donner le fouet. En ce moment, il s'ennuyait si fort qu'il eût été heureux de recevoir une de ces admonestations paternelles dont le souvenir lui faisait venir les larmes aux yeux, car un coup de pied de père à fils, c'est encore une relation humaine, et, depuis quatre ans que le baron dormait allongé sous sa dalle dans le caveau de famille des Sigognac, il vivait au milieu d'une solitude profonde. Sa jeune fierté répugnait à paraître parmi la noblesse de la province aux fêtes et aux chasses sans l'équipage convenable à sa qualité.

Qu'eût-on dit, en effet, de voir le baron de Sigognac accoutré comme un gueux de l'Hostière ou comme un cueilleur de pommes du Perche? Cette considération l'avait empêché d'aller offrir ses services comme domestique à quelque prince. Aussi beaucoup de gens croyaient-ils que les Sigognac étaient éteints, et l'oubli qui pousse sur les morts encore plus vite que l'herbe, effaçait cette famille autrefois importante et riche, et bien peu de personnes savaient qu'il existât encore un rejeton de cette race amoindrie.

Depuis quelques instants, Beelzebuth paraissait inquiet, il levait la tête comme s'il subodorait quelque chose d'inquiétant; il se dressait contre la fenêtre et appuyait ses pattes aux carreaux, cherchant à percer le noir sombre de la nuit rayé de hachures pressées de pluie; son nez se fronçait et s'agitait. Un hurlement prolongé de Miraut s'élevant au milieu du silence vint bientôt confirmer la pantomime du chat; il se passait décidément quelque chose d'insolite aux environs du castel, d'ordinaire si tranquille. Miraut continuait d'aboyer avec toute l'énergie que lui permettait son enrouement chronique. Le baron, pour être prêt à tout événement, reboutonna le pourpoint qu'il allait quitter et se dressa sur ses pieds.

- Qu'a donc Miraut, lui qui ronfle comme le chien des Sept-Dormants, sur la paille de sa niche dès que le soleil est couché, pour faire un pareil vacarme? Est-ce qu'un loup rôderait autour des murailles? dit le jeune homme en ceignant une épée à lourde coquille de fer

qu'il détacha du mur et dont il boucla le ceinturon à son dernier trou, car la bande de cuir coupée pour la taille du vieux baron eût fait deux fois le tour de celle du fils.

Trois coups frappés assez violemment à la porte du castel retentirent à intervalles mesurés et firent gémir les échos des chambres vides.

Qui pouvait à cette heure venir troubler la solitude du manoir et le silence de la nuit? Quel voyageur malavisé heurtait à cette porte qui ne s'était pas ouverte depuis si longtemps pour un hôte, non par manque de courtoisie de la part du maître, mais par l'absence de visiteurs? Qui demandait à être reçu dans cette auberge de la famine, dans cette cour plénière du Carême, cet hôtel de misère et de lésine?

(La suite à la prochaine livraison.)

THEOPHILE GAUTIER.

SOUS L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE

PREMIÈRE PARTIE.

I

La constitution sociale des peuples chrétiens du moyen âge présente une singulière contradiction. La loi religieuse proclame l'égalité des devoirs et des droits; elle déclare que les hommes sont les enfants du même Dieu; elle réhabilite les faibles, elle enseigne aux forts la pitié et la charité et cependant, sous l'empire de cette loi qui la domine et qui seule l'a fait vivre, la société civile se fonde sur la force; elle s'organise d'après la hiérarchie des castes, et elle oppose à ses propres croyances le dogme politique de l'inégalité des droits. On dirait que l'humanité, comme dans les âges anté-chrétiens, s'est partagée en deux espèces distinctes, et que le paganisme s'est vengé de sa défaite en rattachant par la chaîne du servage le monde antique au monde moderne. Le serf et l'homme libre, le noble et le roturier forment dans le même peuple des peuples différents, ayant chacun des destinées particulières, et trop souvent séparés par le mépris et par la haine. Comment ces distinctions se sontelles établies chez nous? Où faut-il chercher l'origine de la noblesse française? Quels ont été ses droits, ses priviléges, ses titres, ses symboles? Quel est son rôle social et politique, sa part dans les progrès de la civilisation? Comment, après avoir versé avec un héroïque courage son sang sur tant de champs de bataille pour l'honneur et la grandeur du pays, a-t-elle vu le pays tout entier soulevé contre elle la traîner sur les échafauds de la révolution? Comment enfin, après s'être proclamée pendant de longs siècles le plus ferme soutien de la monarchie, s'est-elle abîmée avec cette monarchie dans un immense naufrage? Telles sont les questions que nous nous proposons d'étudier ici; nous disons étudier et non pas résoudre,

car de tous les problèmes que peut aborder la curiosité historique, il n'en est peut-être aucun qui ait soulevé plus de jugements contradictoires, l'apologie passionnée et les dénigrements systématiques s'étant complétement substitués aux recherches positives et à l'appréciation impartiale des faits.

S'agit-il par exemple des origines? nos vieux érudits, faute de pouvoir trouver dans le droit naturel ou dans le droit chrétien une base solide à la noblesse, remontent jusqu'aux premiers âges du monde, et ils en cherchent les traces dans les traditions bibliques, dans les traditions païennes et jusque dans la hiérarchie céleste. Afin d'établir sa légitimité par l'histoire, ils la font tout d'une pièce comme la monarchie française, et, transportant dans le passé la société au milieu de laquelle ils vivent, ils donnent des armoiries à Clovis, et retrouvent dans les trois crapauds de son blason apocryphe les premiers rudiments de la forme des fleurs de lys. Ils entourent le fier Sicambre d'une cour de barons et de chevaliers titrés, à laquelle ils rattachent avec une imperturbable bonne foi la souche des grandes familles; et s'inspirant des romans chevaleresques, au lieu de s'inspirer des documents historiques, ils remplacent les personnages du monde réel par les fantômes de la légende1. La fée Mélusine ou Mère Lusigne devient dans les traditions la mère des Lusignan, l'architecte de leurs châteaux, et les généalogies fabuleuses se développent à côté de la chronologie légendaire des rois de France qui fait de Pâris, le fils de Priam, le mari de la belle Lutèce et le fondateur de la capitale du royaume.

Lorsque la science positive vient, avec Ménestrier, Loyseau, Galand et Ducange, discuter les faits réels, elle se trouve arrêtée sans cesse par l'obscurité des textes, le manque de renseignements précis, les lacunes et les réticences de l'histoire. Le dix-huitième siècle comme le dix-septième flotte entre les systèmes les plus divers. Les uns, comme Montesquieu, pensent retrouver dans une noblesse héréditaire qui existait chez les Francs avant la conquête 2, l'origine directe de la noblesse française; d'autres, comme Boulainvilliers, appuyant uniquement le

1. Voir, entre autres, Delaroque, Traité de la noblesse, 1734, in-4°o, p. 2 et 3. On peut lire, pour se faire une idée de l'étrange manière dont les faits historiques sont défigurés dans les romans chevaleresques, l'Introduction placée en tête du volume intitulé: Girard de Roussillon, publié par M. Mignard. Paris, 1858, in-8°.

2. Sur la noblesse héréditaire chez les Francs avant la conquête : Montes

droit aristocratique sur la force qu'ils justifient par son triomphe, veulent que la conquête, dégagée de toutes traditions antérieures, ait seule fondé la noblesse, en établissant entre les vainqueurs et les vaincus des rapports de sujétion « comme du maître à l'esclave, » de telle sorte que les Gallo-Romains sont les aïeux directs de la roture du moyen âge, attendu « que les priviléges que les Franks établirent pour eux-mêmes lorsqu'ils eurent soumis la Gaule demeurèrent attachés au sang des conquérants '. » L'abbé Dubos, au contraire, soutient que la conquête n'eut aucune part à l'établissement des Francs, et que tout avait été réglé à l'avance par les empereurs et le consentement de la population indigène. Mably ne remonte pas au delà des bénéfices, et par là il supprime la noblesse dans la Gaule romaine. Ces divergences d'opinion entre des esprits aussi éminents suffisent à montrer combien il est difficile, dans cette question d'origine, d'arriver à la certitude.

Les mêmes contradictions se reproduisent lorsqu'il s'agit de juger la noblesse au point de vue politique et social. Suivant quelques-uns de ses historiens, elle est dans l'essence même des sociétés humaines, et elle apparaît à l'origine de toutes les civilisations comme une loi providentielle. « Elle passe dans l'homme avec le sang de ses ancêtres, et nul ne peut en dépouiller le caractère, quand la nature l'a imprimé dans sa personne 2. » Ses priviléges, sa supériorité, sont attachés à la naissance, et elle est antérieure et supérieure au droit royal lui-même. Montesquieu la regarde comme indispensable à la grandeur et à la stabilité des monarchies; mais, d'autre part, elle apparaît aux orateurs populaires des états généraux comme une usurpation de la force et de la violence; aux théoriciens de l'égalité comme un antique outrage à la dignité humaine. Les rois la déclarent l'appui et l'ornement de leur trône; mais ils ne cessent de la combattre ou de l'abaisser; la noblesse, de son côté, depuis les vassaux de Louis le Gros jusqu'aux seigneurs de la Fronde, ne cesse de combattre les rois, mais en même temps elle s'humilie devant eux, et elle cherche à étayer sa propre légitimité par celle de leur droit divin.

Le sujet, on le voit, se présente sous des aspects bien divers, et il semble que la vérité se dérobe à chaque pas, car il faut pour la trou

quieu, Esprit des Lois, liv. XXX, ch. x; De Savigny, Hist. du Droit romain, p. 170, 142, 169; Fauriel, Gaule méridionale, t. II, p. 8, 9, 10.

1. Essai sur la noblesse, p. 41.

2. Delaroque, p. 16.

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