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REVUE DES THÉATRES

Le succès d'un ouvrage dramatique est chose aventureuse. Tel rôle sur lequel on ne comptait pas produit des effets inattendus; teile scène qu'on a voulu supprimer aux répétitions se trouve applaudie ; tel artiste en qui l'on avait peu de confiance obtient faveur. Lors même que le talent ne manque pas et que le savoir-faire n'a rien épargné, il reste encore une part considérable à l'imprévu, au vent qui souffle, à la disposition du public. De là vient que le monde dramatique est volontiers superstitieux. M. Scribe lui-même était toujours ému au premier lever du rideau, et en essayant de relire ses ouvrages, on trouve qu'il avait bien raison de trembler. Cependant il y a autre chose qu'heur et malheur dans la destinée d'une pièce de théâtre. Le moment de la vogue une fois passé, le bruit une fois éteint, il faut voir ce qui reste, et si l'art dramatique a perdu ou gagné. Qui peut dire si le succès d'aujourd'hui n'est pas un piége, un danger pour l'auteur lui-même, un mirage perfide qui l'attire dans une mauvaise voie, que la complicité de la critique l'empêche souvent de reconnaître? Cette réflexion m'est inspirée par un succès récent auquel on a donné des proportions énormes: Je veux parler de la pièce du Vaudeville, Nos Intimes. Déjà une légère réaction se manifeste contre cet ouvrage. Parmi les critiques qui l'ont porté aux nues, quelques-uns reviennent sur leur premier jugement. L'auteur est un jeune homme qui s'est fait connaître par deux ou trois pièces de théâtre où l'on a remarqué des qualités heureuses. Il cherche encore son chemin; c'est le moment de lui donner, avec la bienveillance à laquelle il a tous les droits du monde, quelques avis plus utiles que les coups d'encensoir dont on cherche à l'étourdir.

Comme l'a dit Bossuet d'un personnage bien différent de M. Scribe: « Un homme s'est rencontré » qui a exercé et qui exerce encore sur l'imagination des jeunes auteurs une influence pernicieuse. Cet homme a écrit des milliers de vers où il n'y a pas une seule lueur de poésie, plusieurs centaines de comédies et vaudevilles où l'on ne trouve ni style, ni véritable esprit, ni caractères fortement accusés, ni passions énergiques, ni même une scène traitée à fond, ni un sentiment exprimé avec tant soit peu d'éloquence, et pourtant cet

homme, porté par une œuvre incolore et illisible, a eu le talent de faire une fortune immense. Il a eu un hôtel à Paris et un château en Champagne; et sur les murs de son hôtel il s'est fait peindre comme un grand personnage. On le voit dans le parc de son château, sous le péristyle du Théâtre-Français, devant le portique de l'Institut, comme s'il avait eu besoin de se contempler lui-même en peinture pour oser croire à ce comble d'honneurs et de fortune. Il a vécu heureux; tant mieux pour lui: je ne verrais pas le moindre mal à cela s'il n'avait pas fondé une école dans laquelle on court au succès par tous les moyens, où l'on ne songe qu'à gagner de l'argent, beaucoup d'argent, sans se soucier de laisser après soi un seul ouvrage durable; en sorte que, grâce à cet homme et à ses continuateurs, un genre de littérature national de l'ordre le plus élevé a dégénéré en industrie et en métier. Sauf un petit nombre d'opéras auxquels la musique a donné la vie, que voit-on surnager de l'œuvre innombrable de M. Scribe? Deux ou trois comédies au Théâtre-Français; et il n'y a pas un an que l'auteur est mort!

Je ne citerais pas cet exemple aux jeunes écrivains dramatiques pour les détourner du chemin qui conduit à un naufrage si complet et si prompt; le moyen serait mauvais; ils me répondraient peutêtre : « Que nous importe si nos ouvrages meurent avec nous, pourvu que nous ayons bien vécu? » Mais voici de quoi les faire réfléchir : Cette fortune que vous rêvez, leur dirai-je, elle n'est plus possible. Cette faveur dont M. Scribe a joui pendant quarante ans, vous l'obtiendrez un soir; mais vous la partagerez avec vingt autres, et au bout de quatre où cinq ans elle vous échappera. M. Scribe a dupé son monde, on l'a pris pour un artiste; mais l'heure du jugement avait déjà sonné pour lui dans les derniers mois de sa vie. Il voyait ses pièces tomber une à une comme les feuilles d'automne. Ses artifices étaient connus; d'autres s'en emparaient et les pratiquaient mieux que lui. Tel est le sort des entreprises industrielles la concurrence s'y met et ne leur laisse pas de trêve. Une machine qu'on croyait parfaite est supplantée par une machine plus active. A côté d'une maison bien achalandée s'ouvre une maison nouvelle où la foule se porte. Jeunes gens, craignez de commencer comme M. Scribe a fini. Le nom de réalisme que vous donnez à un certain genre de pièces ne trompe personne; ce n'est qu'un renchérissement sur le théâtre de M. Scribe, et à force de renchérir, vous arriverez à l'absurde, parce qu'il est insensé de prétendre suppléer avec avantage à la connaissance du cœur humain par des accessoires, à la vérité des sentiments par l'exactitude dans le mobilier, à la force de l'expression par des jurements, et aux passions humaines par des crudités

et des tableaux vivants. Le temps et l'expérience profitent au public aussi bien qu'à vous; au moment où vous croirez avoir trouvé le sûr moyen de lui plaire, il vous abandonnera, et sa faveur se tournera vers quelque autre faiseur, pas plus habile que vous, mais qui emploiera d'autres ressources, peut-être aussi factices que les vôtres. Si vous ne voulez pas vous préparer des déboires amers, ne rêvez pas un hôtel à Paris et un château en Champagne; n'écrivez pas pour trois théâtres à la fois; contentez-vous d'un succès par an, et de bon aloi; gardez-vous de pressurer votre cervelle; étudiez, méditez, respectez notre belle langue, en un mot soyez des artistes et non des fabricants. C'est à ces conditions que vous ferez des progrès et que vous aurez un avenir, une carrière littéraire.

Le premier ouvrage de M. Sardou, le premier du moins qui ait été remarqué, est un acte en prose mêlé de chants, représenté avec succès sur un petit théâtre des boulevards. M. Garat se distinguait des autres bluettes du même genre par une verve et une gaieté juvéniles qu'on ne rencontre pas tous les jours au même degré. Son second ouvrage, les Pattes de mouches, représenté avec un grand succès au Gymnase, et très-bien joué par madame Rose Chéri et M. Lafontaine, était plus sérieux. Le sujet, emprunté à une nouvelle américaine d'Edgar Poe, était traité en trois actes avec une habileté approchant de la profondeur. Dans les mains de M. Scribe c'eût été de la rouerie; dans celles d'un jeune homme, c'était évidemment l'instinct des ressorts dramatiques et une disposition naturelle à bien faire manœuvrer les personnages, à embrouiller et débrouiller l'intrigue, à se créer des difficultés pour en sortir victorieusement, faculté précieuse, dont pourtant on doit craindre d'abuser.

Il s'agit, dans les Pattes de mouches, d'une lettre compromettante pour la femme qui l'a écrite. Cette lettre se trouve en la possession d'un homme assez peu délicat pour en faire une menace, dans un but malheureusement difficile à comprendre; mais comme le mari de la personne compromise est jaloux et soupçonneux, cette donnée suffit pour exciter l'intérêt. La dame imprudente a pour amie une jeune femme d'un esprit déluré qui se propose de sauver son amie et de ressaisir la lettre dangereuse. Elle en vient à bout; mais, au lieu de détruire le fatal papier lorsqu'elle le tient, elle le laisse traîner, par gageure et pour se divertir aux dépens de son adversaire, si bien que ce papier si important lui échappe. En cela l'auteur va trop loin et pousse les choses à outrance. Il est vrai que la lettre, en s'égarant de nouveau, donne lieu à un troisième acte fort habilement conçu; mais il faudrait arriver au même but sans blesser le bon sens et la raison. Le public, une fois conquis par des situations piquantes et ingé

nieuses, devient complaisant, et il n'a pas tout à fait tort. On a pardonné une inyraisemblance en faveur du résultat. La chose étant acceptée, tout le parti qu'on peut tirer d'une lettre au point de vue du théâtre, tous les incidents qui en peuvent ressortir, l'auteur a su les exploiter, jusqu'à faire tomber cette lettre dans les mains du mari, au grand effroi de sa femme et aussi du spectateur, sans que pourtant il en résulte rien de fâcheux, tant les conditions dans lesquelles arrive cette péripétie sont adroitement préparées! Le modèle éternel de ce genre d'ouvrages est le Mariage de Figaro, où chaque personnage ne se tire d'un danger que pour retomber aussitôt dans un autre. Seul entre tous, Beaumarchais a prouvé qu'il était possible de mener une intrigue compliquée au milieu d'un feu roulant de saillies spirituelles. Il ne faut pas demander à un jeune homme d'approcher d'un si grand maître. On ne remarque pas encore dans les Pattes de mouches de prétentions au style et à l'esprit. Les situations n'en ont pas laissé le loisir à l'auteur. Telle qu'elle est, avec son dialogue morcelé, ses phrases inachevées et incorrectes, cette pièce est encore une comédie, et trop amusante pour qu'on lui en marchande le titre.

Dans son troisième ouvrage, les Femmes fortes, M. Sardou à dessiné quelques silhouettes américaines trop exagérées. Il ne suffit pas de frapper fort, il faudrait surtout frapper juste. Les personnages français de la pièce étaient si bizarres, qu'ils n'inspiraient pas de confiance pour l'exactitude des figures transatlantiques. Mais la dernière scène, où l'on voyait mademoiselle Fargueil apprivoiser et dompter un Yankee sauvage par la seule puissance des grâces, de la douceur et de la simplicité féminines, valait toute une petite comédie, parce que l'élément en était puisé dans le cœur humain. Il est très-regrettable que cette jolie scène se trouve jetée dans une pièce défectueuse qui ne peut pas vivre.

Que dirons-nous de Piccolino, pièce d'été, prétexte à spectacle, tableau sans vérité de la vie d'artiste? La donnée en est rebattue : une jeune fille séduite courant, déguisée en garçon, après son séducteur, qui ne la reconnaît même pas au bout de deux mois de séparation; le tout semé de plaisanteries d'atelier qui ne gagnent rien à se débiter dans la campagne de Rome. A faire ainsi tout ce qui concerne son état, on s'expose à perdre son talent. Mais excusons ce péché de jeunesse, et voyons l'ouvrage à la mode.

Dans Nos Intimes l'auteur vise plus haut qu'il ne l'a encore fait. Il veut tracer des caractères, développer des sentiments, chercher des effets de style, louable entreprise qui annonce une aspiration sincère vers l'art véritable. Le raisonneur de la pièce, tout en prenant une part active à l'intrigue, fait des tirades, des comparaisons, du pittoresque

de langage. Jusqu'au milieu du troisième acte, et cela paraît long, - l'action n'avance point, et puis les péripéties commencent et se succèdent sans interruption jusqu'à la fin.

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Le bonhomme Caussade, qu'on prendrait volontiers pour un imbécile, ayant d'un premier mariage une grande fille de dix-sept ans, s'est remarié avec une jeune femme. Il a fait cette sottise au même âge que Sganarelle, mais il aurait pu trouver une occupation suffisante dans ses manies, la culture des dahlias et des cactus, et surtout le besoin d'ouvrir sa maison de Ville-d'Avray à toutes sortes de gens, et d'héberger quiconque veut bien accepter chez lui une chambre d'ami et un couvert à table. Dominé par son instinct d'au bergiste, M. Caussade a envoyé des invitations à tout ce qu'il possède d'amis, anciens ou nouveaux. Il lui en arrive une fournée, à laquelle se joint par méprise un zouave africain, malotru stupide que ledit Caussade est parfaitement sûr de ne pas connaître, et dont il accepte pourtant la compagnie sans oser même lui demander son nom, circonstance dont la vraisemblance s'arrange comme elle peut. Les autres intimes sont plus acceptables: il y a un certain Marécat, homme exigeant, sans gêne, égoïste et maussade, qui s'installe dans la maison accompagné de son fils, s'empare de la chambre d'honneur, se plaint de tout et gronde encore son hôte, qui est pourtant débonnaire jusqu'à la bêtise. Ce personnage, bien connu au théâtre, mais rajeuni avec bonheur, aide le spectateur à prendre patience pendant le temps où l'intérêt languit. A côté de ce Marécat se trouve le ménage Vigneux, auquel M. Caussade a rendu des services d'argent, et qui, pour cette raison, le déteste, lui porte envie et lui souhaite tous les malheurs imaginables. Mais le plus dangereux de ces prétendus intimes est le jeune Maurice, fils d'un ancien ami de Caussade, corrupteur sans foi ni loi, qui fait semblant d'être malade pour exciter la pitié, abuser des petits soins dont on l'accable et séduire la femme de son vieil ami. Cette séduction est déjà fort avancée au moment où la pièce commence.

Cependant Caussade a pour voisin de campagne un médecin, M. Tholosan, auquel ce vieux fou, dont le cœur est si banal, refuse le titre d'ami, on ne sait encore pourquoi. Tholosan connait depuis longtemps Maurice, devine ses projets et se propose de les faire échouer; il a d'ailleurs de bonnes raisons pour cela, car il aime la fille de Caussade, et cet homme qu'on veut traiter en George Dandin, il le considère comme son futur beau-père. Arrêtons-nous à la scène où le médecin s'explique avec Maurice; c'est le passage littéraire de la pièce, et l'on y sent les efforts de l'auteur. Tholosan s'amuse à chercher dans les visages humains des ressemblances avec les ani

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