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v. 7

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Contin
Sansons
A. 60.54
86672

BENJAMIN CONSTANT

XXI

LETTRE A M. HOCHET (1811). DES IDÉES RELIGIEUSES DE BENJAMIN

CONSTANT. De la Religion. Du Polythéisme.

Il ne nous reste rien de l'année 1810, que Benjamin Constant passa en Allemagne, suivant toute apparence. En 1811, nous le trouvons établi près de Goettingue. Il est redevenu noble (en Westphalie, c'est le seul moyen de ressembler à tout le monde); il se nomme Benjamin Constant de Rebecque; il habite au Hardenberg, chez un parent de sa femme, M. le comte de Hardenberg, grand veneur de la couronne, « dans un antique château, dominé par les ruines de deux châteaux plus antiques encore. » Excellent séjour pour un homme qui jusqu'alors n'avait pas compris la part qui appartient au passé dans la vie des peuples comme dans celle des individus.

« J'habite, écrit-il à Fauriel, le 10 septembre 1811, au milieu d'un assez beau pays, chez des gens qui ont beaucoup plus d'affection de famille qu'il n'est de mode chez nous d'en avoir, avec une femme à laquelle je suis chaque jour plus attaché, parce qu'elle est chaque jour meilleure pour moi, et près de la plus belle bibliothèque de l'Europe.

« Tout cela compose une situation beaucoup plus douce qu'il me semble qu'on ait le droit de l'avoir dans le temps où nous vivons. J'en profite pour me reposer de tant d'agitations passées, et pour travailler autant que je le puis. J'espère finir cet hiver l'ouvrage qui m'a occupé tant d'années. J'ai ici tout ce qu'il faut pour cela. Il n'y pas un livre un peu utile qui ne soit à ma disposition, et les bibliothécaires sont les gens les plus obligeants du monde...

« Je ne vous parlerai pas d'affaires publiques, parce que je ne lis ni ne vois aucun journal. Il n'y a pas ici, ni même à Gættingue, le plus petit bout d'une feuille française, à l'exception du Moniteur, qu'on fait venir en ballots tous les six mois, ce qui ne rend pas les nouvelles qu'il contient très-fraîches. J'en vis d'autant plus avec mes Égyptiens et mes Scandinaves, qui, quel quefois, me paraissent des contemporains, quand je trouve chez eux des opi

1. Voir les 19, 20, 21, 22e et 24. livraisons.

nions absurdes ou du moins grossières. Sous ce rapport, il y a toujours moyen de se retrouver dans son pays !

Quel est cet ouvrage qui l'avait occupé tant d'années, au milieu même de toutes les agitations qui troublèrent sa vie ? C'est le livre qu'il a commencé à vingt ans, qu'il continuait à Colombier auprès de madame de Charrière, à Coppet, auprès de madame de Staël, le livre qu'après quarante années d'études il a laissé inachevé en mourant. Chose étrange! ce sceptique a été travaillé, dès le premier jour, par une pensée qui ne l'a jamais quitté : Qu'est-ce que la religion ? Dans le silence de l'exil comme dans le bruit du monde, voilà le sphinx qui s'est toujours dressé devant lui. Au début, élève d'Helvétius, et ne voyant dans le christianisme qu'une superstition, dans l'Église qu'une corporation despotique, ennemie des lumières et de la liberté, Benjamin Constant a voulu démontrer que la religion païenne était supérieure à celle qui se réclamait de l'Évangile. Mais peu

à peu le jour s'est fait dans cette âme sincère; la vérité, cherchée de bonne foi, s'est vengée du sceptique en l'éclairant. L'histoire de Benjamin Constant est celle de Montaigne, cet autre douteur, d'un esprit si fin et si droit. Ce que l'auteur des Essais disait de son @uvre, notre philosophe peut le dire de son traité de la Religion : « Je n'ay pas plus faict mon livre que mon livre m'a faict; livre consubstantiel à son aucteur, d'une occupation propre, membre de ma vie, non d'une occupation et fin tierce et estrangère, comme touts aultres livres ?. » M. Sainte-Beuve nous conte qu'avec son ironie habituelle, Benjamin Constant plaisantait le premier des transformations de son livre, véritable toile de Pénélope : « L'utilité des faits, disait-il avec son rire sardonique, est vraiment merveilleuse; voyez, j'ai d'abord rassemblé dix mille faits; eh bien ! dans toutes les vicissitudes de mon ouvrage, ces mêmes faits m'ont suffi à tout; je n'ai eu qu'à m'en servir comme on se sert des soldats, en changeant de temps en temps l'ordre de bataille. » A ces paroles, on reconnaît l'éternel railleur qui, par je ne sais quelle honte invincible, craint. toujours d'ouvrir son âme au public, et se croirait ridicule s'il livrait à la foule le secret de son cour. Il n'est pas vrai que les faits que Benjamin a réunis soient des soldats qui se retournent à son

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!

1. Sainte-Beuve, Portraits contemporains, t. III. 2. Essais, liv. II, ch. xvII. 3. Sainte-Beuve, Derniers portraits, p. 204.

caprice; ils se sont retournés sans doute, mais malgré lui, mais contre lui. Il le sait, et reconnaît sa défaite quand c'est un ami qui en reçoit l'aveu.

La lettre à M. Hochet nous montre qu'en 1811 la conversion du sceptique était achevée; l'incrédule avait rendu les armes. Cette lettre, véritable confession d'une belle âme, nous offre un des plus nobles spectacles de la vie morale; un homme qui foule aux pieds son orgueil et se déclare vaincu par la vérité.

Hardenberg, ce 11 octobre 1811. « J'ai continué à travailler du mieux que j'ai pu, au milieu de tant d'idées tristes. Pour la première fois je verrai, j'espère, dans peu de jours, la totalité de mon Histoire du polythéisme' rédigée. J'en ai refait tout le plan , et plus des trois quarts des chapitres. Il l'a fallu pour arriver à l'ordre que j'ai dans la tête et que je crois avoir atteint; il l'a fallu encore, parce que, comme vous le savez, je ne suis plus ce philosophe intrépide, sûr qu'il n'y a rien après ce monde, et tellement content de ce monde, qu'il se réjouit qu'il n'y en ait pas d'autre. Mon ouvrage est unesingulière preuve de ce que dit Bacon, qu'un peu de science mène à l'athéisme, et plus de science à la religion. C'est positivement en approfondissant les faits, en en recueillant de toutes parts, et en me heurtant contre les difficultés sans nombre qu'ils opposent à l'incrédulité, que je me suis vu forcé de reculer dans les idées religieuses. Je l'ai fait certainement de bien bonne foi, car chaque pas rétrograde m'a coûté. Encore à présent toutes mes habitudes et tous mes souvenirs sont philosophiques, et je défends, poste après poste, tout ce que la religion reconquiert sur moi. Il y a même un sacrifice d'amour-propre; car il est difficile, je le pense, de trouver une logique plus serrée que celle dont je m'étais servi pour attaquer toutes les opinions de ce genre. Mon livre n'avait absolument que le défaut d'aller en sens opposé à ce qui, à présent, me parait vrai et bon, et j'aurais eu un succès de parti indubitable. J'aurais pu même avoir encore un autre succès, car, avec de très-légères inclinaisons, j'en aurais fait ce qu'on aimerait le mieux à présent : un système d'athéisme pour les gens comme il faut, un manifeste contre les prêtres, et le tout combiné avec l'aveu qu'il faut pour le peuple de certaines fables, aveu qui satisfait à la fois le pouvoir et la vanité ?. »

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Voilà Benjamin Constant quand il jette son masque d'ironie; le

1. Malgré cette promesse, le livre ne parut pas; l'æuvre agrandie est devenu le traité De la religion considérée dans sa source, ses formes et ses développements. Paris, 1823-1830, 5 vol. in-80; à quoi il faut joindre deux volumes sur le Polythéisme romain, publiés en 1833, après la mort de l'auteur, par les soins de M. Matter. Ce dernier ouvrage n'est pas terminé.

2. Publié par Chateaubriand dans la préface de ses Études historiquesa Édit. Didot, p. 99.

voilà tel que ses écrits nous le montrent : esprit sincère et résolu qui cherche hardiment la vérité, et, une fois trouvée, ne la lâche plus. Le livre de la Religion n'a paru qu'en 1823, mais dès l'année 1811, et probablement même dès 1809, la philosophie religieuse de l'auteur était faite; depuis lors elle n'a pas varié. De longues études, des événements politiques ont retardé la publication de l'euvre; mais dans tout ce que l'auteur a écrit depuis la lettre à M. Hochet, on rencontre les mêmes idées nettement exprimées. Il me suffira de citer l'Esprit de conquête, imprimé à la fin de 1813, et les Principes de politique, publiés en 1815. Il y a là, dans la vie de Benjamin Constant, un point de partage. Sceptique avant son séjour à Gættingue, il devient dès lors un spiritualiste convaincu.

Le moment est donc venu d'étudier dans son ensemble une doctrine qui a eu la plus grande influence sur toutes les idées de l'auteur. Nous exposerons les principes philosophiques, les vérités fondamentales du livre de la Religion, et de l'histoire du Polythéisme romain, laissant de côté les recherches d'érudition. Ce n'est pas que ces études, faites à Gættingue et à Heidelberg, soient de mauvais aloi; au contraire, elles sont d'une richesse peu commune; mais ce qui nous touche en Benjamin Constant, ce n'est pas l'érudit, c'est le philosophe religieux. La science vieillit par le progrès même que nous lui faisons faire; mais les idées restent; c'est là notre vrai titre à l'estime de la postérité.

Et d'abord, comment expliquer ce changement étrange qui fit de Benjamin Constant un nouvel homme ? Il entre en Allemagne sceptique et dédaigneux du passé, il en sort plein de respect pour la religion et l'histoire. D'où vient cette révolution morale ? J'en vois deux causes : son séjour au delà du Rhin, les épreuves qu'il a traversées.

Dès son arrivée à Weimar, Benjamin Constant entra dans un monde tout différent de la société incrédule et matérialiste qu'il laissait derrière lui. Kant avait renouvelé la philosophie; sa doctrine, quelque part qu'elle fit au scepticisme, était profondément morale et religieuse. Elle ramenait dans les cæurs l'amour du devoir et le sentiment de l'infini. Lessing, dans son Education du genre humain,

, avait montré que les idées religieuses n'échappent pas plus que les autres à l'éternelle mobilité de l'esprit humain; Herder avait fait renaître la foi par la poésie, et mis la Bible à côté d'Homère; Heeren, Heyne, Creuzer, Gærres avaient rendu à l'histoire et à la religion la

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