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Madame Royale, écrivait mademoiselle de Treseson le 22 mars 1659, que Mademoiselle a prié la reine de la proposer à S. A. R. de Savoie pour sa belle-fille, et que l'on lui a répondu qu'il y avait déjà des propositions pour mademoiselle de Valois sa sœur1, qui seraient assurément approuvées de part et d'autre. L'on a encore mandé que la première (mademoiselle de Montpensier) faisait ici de grandes libéralités pour se faire des créatures, mais qu'elle me craignait2. Je ne suis pas trop fâchée de cette dernière chose; car cela n'a pas fait un méchant effet auprès de Madame Royale, qui me témoigne toujours ses bontés ordinaires. Elle craint fort Mademoiselle et soupçonne qu'elle n'ait intelligence avec M. de Savoie; mais d'ici nous n'en saurions rien découvrir; car il est le plus artificieux des hommes. >>>

A ces inquiétudes s'en joignaient de plus vives sur la résolution définitive qu'allait prendre la cour de France. « L'on est ici dans de grandes impatiences, écrivait mademoiselle de Treseson le 4 avril, d'apprendre les nouvelles que doit apporter le courrier qui est allé en Espagne. Madame Royale et la princesse Marguerite ne parlent dans leur particulier que de la crainte et de l'espérance qu'elles ont de cette affaire. La première est bien plus forte que l'autre. » Mademoiselle de Treseson écrivait encore le 18 avril : « Pour la princesse Marguerite, elle est toujours mélancolique à son ordinaire, et même encore plus; elle dit qu'elle ne pense déjà plus au roi; mais pour moi, je suis persuadée qu'elle y pense plus que jamais. » Enfin, au commencement de mai, on apprit que les projets de mariage étaient définitivement rompus. Mademoiselle de Treseson l'annonçait à Fouquet dans une lettre du 3 mai : « Madame Royale m'a ordonné de vous faire savoir qu'elle est dans la plus grande affliction du monde du mauvais succès de ses desseins. L'on a su qu'on n'en devait plus avoir de ce côté-là. Vous pouvez aisément juger le chagrin où tout le monde est ici. » Le 20 mai, elle insistait sur le niême sujet : « L'on est ici fort irrité contre M. le cardinal, qui ne s'est pas contenté de

1. Françoise de France, fille de Gaston d'Orléans et de Marguerite de Lorraine, fut en effet mariée, le 4 mars 1663, avec le duc de Savoie CharlesEmmanuel.

2. Mademoiselle dit dans ses Mémoires (ibid., p. 366) que mademoiselle de Treseson fat la principale cause du mariage de sa sœur avec le duc de Savoie. Elle parle avec un ressentiment assez visible de la jeune Bretonne qu'elle traite de « maitresse de M. de Savoie. »

n'avoir pas servi la princesse Marguerite; il a mandé à Madame Royale qu'elle s'était méfiée de lui et avait voulu traiter en secret avec les ennemis, de sorte qu'elle appréhende fort que les intérêts de M. de Savoie ne soient pas bien conservés dans les articles de la paix'. Ils feront partir bientôt une personne de qualité pour aller en prendre soin. » Après des protestations de dévouement pour Fouquet et de son vif désir de retourner en France, mademoiselle de Treseson ajoutait : « Je crois vous devoir dire que la personne à qui Madame Royale a pensé pour moi est de la plus grande qualité et aura un jour plus de cent mille livres de rente. »>

La jeune Bretonne ne s'était pas oubliée, et cette phrase, jetée au milieu d'une lettre, prouve qu'elle songeait à ses intérêts autant qu'à ceux de Fouquet. Les services qu'elle avait rendus, et que la conscience du lecteur saura qualifier, furent récompensés par une grande alliance mademoiselle de Treseson devint comtesse de Cavour 2. Quant à Fouquet, après avoir vainement tenté de se créer en Savoie de nouveaux et puissants auxiliaires, il tourna ailleurs ses espérances et ses projets ambitieux. Il y avait à cette époque autour de Mazarin une cour de jeunes femmes, dont les nièces du cardinal et surtout la comtesse de Soissons (Olympe Mancini) étaient l'âme. Elles formaient, en 1659, une redoutable cabale qui s'efforçait d'entraîner Louis XIV dans le tourbillon de ses plaisirs et de ses intrigues. Fouquet se ménagea des alliées dans ce monde, dont la frivolité cachait de redoutables passions. Ce fut encore une jeune fille qui fut son principal agent, Bénigne de Meaux du Fouilloux, une des filles d'honneur de la reine et amie intime d'Olympe Mancini.

1. La paix des Pyrénées se négociait à cette époque, et fut signée le 7 novembre 1659.

2. Mémoires de mademoiselle de Montpensier, t. III, p. 566.

CHÉRUEL.

SUR LA

QUESTION DE L'ESCLAVAGE'

Deux livres d'une inspiration également élevée et généreuse ont traité la question américaine en la prenant par le grand côté qui est le vrai: le livre de M. de Gasparin s'est concentré sur la crise des États-Unis, celui de M. Cochin embrasse l'esclavage dans le monde entier; l'un et l'autre livres sont au nombre de ces œuvres bienfaisantes qui s'élèvent bien haut au-dessus de la sphère purement littéraire; ce sont des œuvres dans toute l'étendue du terme, de nobles actions accomplies pour la cause de la liberté et de la justice.

Nous n'avons pas à les signaler à l'attention publique, mais nous sommes heureux de leur rendre l'hommage qu'ils méritent. Si la phalange des amis désintéressés du droit et de la liberté comptait beaucoup de champions pareils, nous n'en serions pas où nous en sommes; les nobles fibres auraient bientôt vibré de nouveau dans notre nation, et nous aurions quelque chance d'échapper à cet aplatissement universel qui rappelle ce mot sanglant de Sénèque : Non tempestate, sed nausea vexor. La nausée morale, le vide du cœur et de la pensée, dans le silence des grandes voix et dans l'indifférence croissante pour la chose publique, c'est bien la situation de la France. Et cependant, si nous échappons aux orageuses agitations auxquelles pensait Sénèque, grâce au calme plat, la tempête gronde bien près de nous; les plus formidables questions se débattent dans le monde, mais le flot arrive à nos rives assoupi et comme embourbé. Soyons d'autant plus reconnaissants envers ceux qui secouent notre torpeur en nous rappelant qu'il y a encore par le monde d'ardentes passions soulevées par de grandes causes, et que dans d'autres pays la lutte entre le mal et le bien, entre la justice et l'iniquité, entre la liberté et l'oppression, semble toucher à son heure

1. L'abolition de l'esclavage, par Auguste Cochin. Paris, 1861. Un grand peuple qui se relève; les États-Unis en 1861, par le comte Agénor de Gasparin, ancien député. Paris, 1861.

décisive. C'est le spectacle émouvant que nous présente la crise américaine, et les deux livres que nous avons signalés nous en font saisir la haute moralité.

I

La question de l'esclavage dans le monde moderne est traitée dans toute son ampleur par M. Cochin. Il fait le bilan exact de l'esclavage et de l'émancipation au point de vue matériel comme au point de vue moral; il met en regard leurs résultats par une statistique d'une irréprochable exactitude et qui a dû lui coûter d'immenses recherches; mais aussi l'enquête est complète, et les chiffres concluent comme la morale. Les partisans de l'esclavage dans tous les temps ont invoqué en sa faveur des raisons d'utilité publique. A les entendre, il est absolument nécessaire à la richesse des colonies, à la fécondation de toutes les terres tropicales; décréter l'émancipation, c'est, selon eux, décréter la stérilité du sol et l'appauvrissement des propriétaires, c'est tarir le commerce dans sa source, c'est voter la déchéance irrémédiable de toute une partie du globe. Et il se trouve que, même à ce point de vue de l'utilité, les apologistes de l'esclavage perdent leur cause. L'émancipation, alors qu'elle est proclamée dans les circonstances les plus défavorables, amène en effet un accroissement de la richesse publique. Le chiffre des importations et des exportations le démontre d'une manière irréfragable. Toute cette statistique, si exacte et si minutieuse, a un prix infini à nos yeux; bien loin de nous paraître aride, elle a pour nous une sainte éloquence, car elle bat sur son propre terrain ce matérialisme social qui se plaît à opposer les intérêts de l'humanité à ses devoirs, et prétend en quelque sorte que la justice ne fait pas ses frais dans ce monde. Nous n'avons pas certes la prétention d'établir une correspondance exacte dans la vie individuelle entre la pratique du bien et la prospérité terrestre; ce serait flétrir le dévouement et rabaisser la vertu, sans compter que ce serait s'inscrire en faux contre les faits; mais si, à prendre les choses en grand, il se trouvait que l'iniquité fût la condition universelle et permanente du succès et du bonheur, la conscience humaine tomberait dans le plus effroyable scepticisme, et elle dirait à son tour: Le mal, c'est le bien; mais elle ne le dirait que pour mourir. Non, le mal n'est pas le bien, il n'est pas non plus la prospérité; ses triomphes sont des surprises, et jamais il n'a réussi d'une manière générale et durable. Les lois morales sont les lois du monde, et leur majesté et leur autorité se font reconnaître jusque dans la nature. Nous sommes en droit de dire que le monde matériel n'est pas matérialiste, car tout

en lui démontre qu'il ne se suffit pas à lui-même, que le principe du progrès et de la fécondité vient pour lui d'une sphère plus haute. Partout où la vie morale s'engourdit et s'atrophie, la terre devient stérile. Les ronces qui la recouvrent révèlent le caractère de ceux qui la cultivent bien mieux que la nature de son sol. Voilà pourquoi l'esclavage devient peu à peu une malédiction agricole, après avoir été tout d'abord un crime; il favorise la paresse et l'insouciance, il empêche tout progrès dans la culture ou l'industrie, car le possesseur d'esclaves ne peut songer, sous peine de déprécier sa propriété, à substituer aux bras de l'homme les puissants engins découverts par la science moderne. Il préfère, comme on l'a si bien dit, les machines avant Jésus-Christ aux machines du dix-neuvième siècle; en d'autres termes, il préfère le pesant labeur d'hommes abrutis à ces instruments de travail gigantesques et infatigables qui accomplissent en quelques heures la tâche à laquelle des milliers de bras ne suffiraient pas.

Nous ne pouvons que renvoyer à l'enquête de M. Cochin; elle porte sur un assez grand nombre de faits pour que l'on ait le droit de conclure à des lois générales et universelles. Il est certain aujourd'hui que ce n'est pas l'esclave qui est maudit de Dieu, mais bien l'esclavage lui-même, que celui-ci détruit la race asservie, et qu'avant de l'anéantir, il corrompt et appauvrit les maîtres. La pire malédiction, de l'esclavage, c'est qu'il a cette funeste fécondité d'un grand mal moral et social qui, du crime, fait logiquement sortir le crime. L'esclavage, ayant pour conséquence naturelle et inévitable de détruire la race asservie, ne peut se recruter que par des moyens violents; s'il ne peut les employer, il périt sur place. Vouloir l'esclavage sans la traite est une dérision; car, grâce au ciel et pour l'honneur de l'humanité, l'élève des bestiaux humains sera toujours insuffisante. Or, comme l'a dit sir Robert Peel, la traite excite à plus de crimes qu'aucun acte public qui ait jamais été commis par aucune nation, quel que fût son mépris pour les lois divines et humaines. Un navire négrier est, selon l'expression de Canning, la plus grande réunion de crimes dans le plus petit espace. Qu'on lise, pour s'en convaincre, le chapitre de M. Cochin sur la traite; qu'on lise tout ce beau livre portant si visiblement l'empreinte d'un cœur généreux et chrétien, écrit dans cette langue énergique et simple qui sied aux convictions fortes. Rien ne sent moins la déclamation; aussi l'auteur a-t-il trouvé le plus sûr moyen de faire passer toutes vives dans l'âme de ses lecteurs son horreur du mal et sa passion du bien. On remporte une double impression de cette lecture: on est d'abord saisi d'épouvante en songeant à toutes les tortures, à tous les désespoirs, à toutes les infamies, à tous les pleurs et à tout le sang versé

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