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DE LA

RESTAURATION

LIVRE PREMIER

CHUTE DE L'EMPIRE

CAUSES GÉNÉRALES DE LA CHUTE DE NAPOLÉON.

Depuis la funeste campagne de Russie, l'Empire tombait. comme un de ces édifices gigantesques, mais bâtis trop à la hâte et mal construits, dans lesquels l'architecte n'a pas proportionné les résistances aux pesanteurs. Venu à la suite d'une révolution qui avait provoqué, par l'excès de l'anarchie, une réaction en faveur des idées de pouvoir, il avait été le résultat de la rencontre de l'esprit d'indépendance nationale de la France, exalté par des circonstances extraordinaires et mêlé bientôt à l'esprit militaire et à l'esprit de conquête, avec le génie d'un homme. Cet homme avait jeté la France sur l'Europe comme sur une proie, et, aspirant à faire toujours marcher les frontières de ses États déjà agrandis de quarante nouveaux départements, et plus encore son influence, il avait remanié tous les territoires européens, détrôné et établi des

Hist. de la Restaur. I.

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rois, visité militairement toutes les capitales, décidé souverainement du sort de l'Italie, de la Suisse, de l'Allemagne, de la Pologne, de l'Espagne, tant qu'enfin il y eut un moment où il ne resta plus debout devant lui qu'une puissance, et une puissance assise sur un autre élément que le sien, l'Angleterre. Mais le temps, qui construit seul les choses durables, manquait à ces improvisations du succès. Au milieu même des triomphes de Napoléon, il y avait toujours eu un symptôme menaçant pour l'avenir de sa domination pendant toutes ses guerres, les neutres et même les alliés de sa fortune étaient demeurés ses ennemis secrets. Le monde l'attendait au premier revers. La coalition de tous les gouvernements et de tous les peuples, sans cesse au moment d'être nouée, se trouvait ce jour-là naturellement formée.

C'est une terrible nécessité que celle d'être toujours heureux. Napoléon cessa de l'être à Moscou. A partir de ce moment, il fut inévitablement perdu. Plusieurs le prévirent, quelques-uns l'annoncèrent. Chateaubriand, entre autres, s'écria: « C'est Crassus chez les Parthes. » Le premier effet du désastre de cette campagne fut d'obliger l'Empereur de reculer de toute la largeur de l'Europe. Il n'avait rien de sûr derrière lui. Les peuples ne lui étaient pas moins hostiles que les les gouvernements. L'Allemagne, sans cesse foulée aux pieds des armées napoléoniennes, froissée dans ses intérêts, humiliée dans son indépendance et sa dignité, avait fini par être prise, comme l'Espagne, d'une de ces colères redoutables qui changent les guerres politiques en guerres nationales, et mettent les peuples derrière les armées. Le sentiment de la liberté, si puissant sur les âmes, le culte de la patrie, la haine de la conquête étrangère, toutes ces passions morales qui avaient fait notre force au commencement de la lutte étaient passées du côté de nos adversaires. Tandis que l'Espagne luttait avec l'énergie de la religion, du patriotisme et du désespoir contre la domination

napoléonienne, les universités allemandes s'étaient levées en masse, en chantant leur hymne national: «Quelle est la patrie de l'Allemand? Nommez-moi cette grande patrie? Aussi loin que résonne la langue allemande, aussi loin que les chants allemands se font entendre pour louer Dieu, là doit être la patrie de l'Allemand. >>

C'était surtout au sein de la Prusse, ruinée, écrasée, morcelée, et de toutes les nations allemandes la plus mortellement offensée par la politique impériale, que ce mouvement, qui rayonnait sur tous les points de la circonférence, avait son centre d'action. La noblesse, la bourgeoisie, les classes populaires s'enrôlaient à l'envi. Le commerce s'arrêtait; il avait fallu suspendre les cours dans les universités désertées pour les camps. Les patriotes allemands, exilés naguère sur l'injonction de Napoléon, convoquaient à Koenigsberg les états de la vieille Prusse; le baron de Stein était à leur tête. Les anciennes sociétés secrètes, à l'exemple du Tugend-Bund (Union de la vertu), la principale d'entre elles, laissaient tomber leurs voiles, et prêchaient ouvertement l'unité de la nation allemande et le soulèvement général de l'Allemagne contre l'étranger. Alexandre était salué par elles comme le sauveur de l'Allemagne. Honte et malheur à qui ne se réunissait pas à lui dans une coalition universelle pour rétablir l'indépendance de la patrie! Alexandre acceptait passionnément le grand rôle de protecteur des nations asservies et de libérateur de l'Europe opprimée par Napoléon. Le traité de Kalich (28 février 1813) avait réuni à la coalition, dont le Czar se proclamait le chef, le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume, déterminé par l'échec des Français obligés d'évacuer Berlin, et assuré par ce traité de la reconstitution de la Prusse sur ses anciennes bases. Les proclamations des deux puissances appelaient tous les rois et tous les peuples à l'affranchissement de la patrie commune, en menaçant de la perte de ses États tout prince qui resterait sourd

à cet appel. Les rôles étaient donc intervertis. Au début, nous faisions une guerre nationale aux cabinets qui nous faisaient une guerre d'ambition; sur la fin, Napoléon faisait des guerres politiques, et c'étaient les peuples coalisés qui lui déclaraient une guerre nationale.

Restait encore l'Autriche, attachée à Napoléon par les liens du sang depuis que son archiduchesse Marie-Louise était montée sur le trône de France. Le gouvernement autrichien avait longtemps balancé, et M. de Metternich, suprême régulateur de la politique extérieure de son pays, avait habilement préparé la transition qui devait conduire son gouvernement de la situation d'allié intime de la France au rôle de médiateur armé et par conséquent d'ennemi possible de Napoléon si celui-ci ne consentait pas aux conditions raisonnables arrêtées dans la pensée de M. de Metternich, et indiquées dans ses conversations: l'Espagne aux Bourbons, les villes anséantiques réunies à l'Allemagne, la Confédération du Rhin supprimée, le grand-duché de Varsovie partagé entre la Russie, la Prusse et l'Autriche, la frontière de cette dernière puissance sur l'Inn améliorée, l'Illyrie ajoutée à ses possessions. Dans l'infatuation de ses anciens succès, Napoléon repoussa avec un intraitable dédain toutes les insinuations, toutes les ouvertures du cabinet de Vienne, qui voulait le laisser encore si grand; il ne supportait pas les conseils, il dictait des ordres. Il blessa mortellement M. de Metternich dans la dernière conversation qu'il eut avec lui à Dresde, s'aliéna l'Autriche après les combats de Lutzen et de Bautzen, derniers éclairs de sa fortune militaire, et finit, à force de hauteur, d'aveuglement sur sa situation et sur celle de l'Europe, par ranger contre lui la force médiatrice, et par jeter l'Autriche dans les bras de la coalition qui comprit l'Europe entière'.

1. M. de Metternich avait fait pressentir ce résultat à M. de Narbonne, suc

L'issue de cette lutte d'un seul contre tous ne pouvait être longtemps douteuse. Après le désastre de Leipsick, où notre dernier allié, la Saxe, nous abandonna sur le champ de bataille, la guerre devait franchir nos anciennes frontières. Les circonstances étaient bien changées. Au lieu d'avoir devant lui l'Europe divisée par ses intérêts, ses jalousies, ses appréhensions, incertaine dans ses desseins et ses mouvements, Napoléon rencontrait l'Europe réunie et coalisée par la longue communauté de ses souffrances et de ses injures; enhardie par ses premiers succès, instruite à vaincre par ses défaites mêmes, et résolue à faire un effort suprême pour reconquérir à la fois son indépendance et le repos. Au lieu d'avoir derrière lui la France dans toute l'ardeur de ses espérances, dans l'intégrité de ses forces, dans la ferveur de son aspiration vers un idéal de gloire et de puissance qu'elle croyait réalisable, il n'avait plus derrière lui que les restes de ses phalanges désorganisées par la désastreuse retraite de Moscou, suivie de la désastreuse retraite de Leipsick'. La France, dépeuplée, écrasée par l'arbitraire administratif, tremblante devant la police, tombée de ses rêves de gloire dans la sinistre réalité d'une invasion, désespérée de

cesseur de M. Otto à l'ambassade de Vienne. M. de Narbonne, qui voyait combien les pensées politiques du ministre autrichien étaient éloignées des visées secrètes de l'Empereur, voulut le pousser à bout pour savoir ce qu'il fallait craindre ou espérer de l'Autriche. « Si les conditions de la paix n'étaient pas telles que vous les entendez, dit M. de Narbonne, que feriez-vous? comment entendriez-vous votre rôle de médiateur? Emploieriez-vous vos forces contre nous ? M. de Metternich chercha à éluder la question; puis, comme M. de Narbonne insistait : Eh bien, oui, répliqua le ministre autrichien, poussé à bout. Le médiateur, son titre l'indique, est un arbitre impartial; le médiateur armé, son titre l'indique encore, est un arbitre qui a entre les mains la force nécessaire pour faire respecter la justice dont on l'a constitué ministre. >> (Histoire de l'Empire par M. Thiers, tome XV.)

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1. La retraite avait présenté le spectacle de la même confusion que celle de Russie. L'armée n'était plus que l'ombre d'elle-même. Des soixante mille hommes environ qui avaient atteint le Rhin, à peine quarante mille avaient des armes.» (Mémoires du duc de Raguse, tome VI, p. 3.)

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