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mon archéologie du moyen âge consistait dans ces phrases et quelques autres de même force que j'avais apprises par cœur. Français, tróne, monarchie, étaient pour moi le commencement et la fin, le fond et la forme de notre histoire nationale. Rien ne m'avait donné l'idée de ces terribles Franks de M. de Châteaubriand, parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des urochs et des sangliers, de ce camp retranché avec des bateaux de cuir et des chariots attelés de grands bœufs, de cette armée rangée en triangle où l'on ne distinguait qu'une forêt de framées, des peaux de bêtes et des corps demi-nus'. A mesure que se déroulait à mes yeux le contraste si dramatique du guerrier sauvage et du soldat civilisé, j'étais saisi de plus en plus vivement; l'impression que fit sur moi le chant de guerre des Franks eut quelque chose d'électrique. Je quittai la place où j'étais assis, et, marchant d'un bout à l'autre de la salle, je répétai à haute voix et en faisant sonner mes pas sur le pavé:

« Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l'épée. << Nous avons lancé la francisque à deux tranchants; la sueur << tombait du front des guerriers et ruisselait le long de leurs « bras. Les aigles et les oiseaux aux pieds jaunes poussaient des « cris de joie; le corbeau nageait dans le sang des morts; tout « l'Océan n'était qu'une plaie. Les vierges ont pleuré long<< temps.

<< Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l'épée. « Nos pères sont morts dans les batailles, tous les vautours << en ont gémi: nos pères les rassasiaient de carnage. Choisis<< sons des épouses dont le lait soit du sang et qui remplissent << de valeur le cœur de nos fils. Pharamond, le bardit est achevé, << les heures de la vie s'écoulent; nous sourirons quand il faudra << mourir.

<< Ainsi chantaient quarante mille Barbares. Leurs cavaliers <<< haussaient et baissaient leurs boucliers blancs en cadence,

Les Martyrs, livre vi.

« et, à chaque refrain, ils frappaient du fer d'un javelot leur << poitrine couverte de fer'. »

Ce moment d'enthousiasme fut peut-être décisif pour ma vocation à venir. Je n'eus alors aucune conscience de ce qui venait de se passer en moi; mon attention ne s'y arrêta pas; je l'oubliai même durant plusieurs années; mais, lorsque, après d'inévitables tâtonnements pour le choix d'une carrière, je me fus livré tout entier à l'histoire, je me rappelai cet incident de ma vie et ses moindres circonstances avec une singulière précision. Aujourd'hui, si je me fais lire la page qui m'a tant frappé, je retrouve mes émotions d'il y a trente ans. Voilà ma dette envers l'écrivain de génie qui a ouvert et qui domine le nouveau siècle littéraire. Tous ceux qui, en divers sens, marchent dans les voies de ce siècle, l'ont rencontré de même à la source de leurs études, à leur première inspiration; il n'en est pas un qui ne doive lui dire comme Dante à Virgile:

Tu duca, tu signore, e tu maestro.

Les Martyrs, liv. VI.

Paris, le 25 février 1840.

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SUR

L'HISTOIRE DE FRANCE

CHAPITRE PREMIER

Opinions traditionnelles sur nos origines nationales et sur la constitution primitive de la monarchie française. Elles sont diverses, au moyen âge, chez les différentes classes de la nation. La science les modifie et les transforme. Naissance des systèmes historiques. - Système de François Hotman. Sa popularité durant le xvie siècle. Travail d'Adrien de Valois sur l'histoire de la dynastie mérovingienne. Système de l'origine gauloise des Franks.

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Causes de la vogue dont il jouit sous le règne de

Il est combattu en Allemagne par la science et par l'esprit
La question de l'origine des

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de nationalité. Opinion de Fréret.
Franks est résolue par lui d'une manière définitive.

L'histoire nationale est, pour tous les hommes du même pays, une sorte de propriété commune; c'est une portion du patrimoine moral que chaque génération qui disparaît lègue à celle qui la remplace; aucune ne doit la transmettre telle qu'elle l'a reçue, mais toutes ont pour devoir d'y ajouter quelque chose en certitude et en clarté. Ces progrès ne sont pas seulement une œuvre littéraire noble et glorieuse, ils donnent sous de certains rapports la mesure de la vie sociale chez un peuple civilisé; car les sociétés humaines ne vivent pas uniquement dans le présent, et il leur importe de savoir d'où elles viennent pour qu'elles puissent voir où elles vont. D'où venons-nous, où allons-nous? Ces deux grandes questions, le passé et l'avenir politiques, nous préoccupent maintenant, et, à ce

qu'il semble, au même degré; moins tourmentés que nous de la seconde, nos ancêtres du moyen âge l'étaient parfois de la première; il y a bien des siècles qu'on tente incessamment de la résoudre, et les solutions bizarres, absurdes, opposées l'une à l'autre, n'ont pas manqué. Le premier coup d'oeil de celui qui étudie sérieusement et sincèrement notre histoire doit plonger au fond de ce chaos de traditions et d'opinions discordantes, et chercher par quelles transformations successives, par quelles fluctuations du faux au vrai, de l'hypothèse à la réalité, la notion des origines de la société française a passé pour arriver jusqu'à nous.

Lorsque le mélange des différentes races d'hommes que les invasions du ve siècle avaient mises en présence sur le sol de la Gaule fut accompli et eut formé de nouveaux peuples et des idiomes nouveaux, lorsqu'il y eut un royaume de France et une nation française, quelle idée cette nation se fit-elle d'abord de son origine? Si l'on se place au XIe siècle et qu'on interroge la littérature de cette époque, on verra que toute tradition de la diversité des éléments nationaux, de la distinction primitive des conquérants et des vaincus, des Franks et des Gallo-Romains, avait alors disparu. Le peuple mixte, issu des uns et des autres, semblait se rattacher exclusivement aux premiers qu'il appelait comme lui Français, le mot frank, dans la langue vulgaire, n'ayant plus de sens ethnographique. Les circonstances et le caractère de la conquête, les ravages, l'oppression, la longue hostilité des races, étaient des souvenirs effacés; il n'en restait aucun vestige, ni dans les histoires en prose ou en vers, ni dans les récits romanesques, ni dans les contes du foyer. Le catholicisme des Franks avait lavé leur nom de toute souillure

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