Sidebilder
PDF
ePub

barbare. Les destructions de villes, les pillages, les massacres, les martyres, arrivés durant leurs incursions ou à leur premier établissement, étaient mis sur le compte d'Attila, des Vandales ou des Sarrasins. Les légendes et les vies des saints ne présentaient aucune allusion à cet égard, si ce n'est dans leur rédaction la plus ancienne, la plus savante, la plus éloignée de l'intelligence du peuple et de la tradition orale.

Ainsi la croyance commune était que la nation française descendait en masse des Franks; mais les Franks, d'où les faisait-on venir? On les croyait issus des compagnons d'Énée ou des autres fugitifs de Troie, opinion étrange, à laquelle le poëme de Virgile avait donné sa forme, mais qui, dans le fond, provenait d'une autre source, et se rattachait à des souvenirs confus du temps où les tribus primitives de la race germanique firent leur émigration d'Asie en Europe, par les rives du Pont-Euxin. Du reste, il y avait, sur ce point, unanimité de sentiments; les clercs et les moines les plus lettrés, ceux qui pouvaient lire Grégoire de Tours et les livres des anciens, partageaient la conviction populaire, et vénéraient, comme fondateur et premier roi de la nation française, Francion, fils d'Hector'.

Quant à l'opinion relative aux institutions sociales, à leurs commencements, à leur nature, à leurs conditions nécessaires, elle était loin d'être, à ce degré, simple et universelle. Chacune des classes de la population, fortement distincte des autres, avait ses traditions politiques, et, pour ainsi dire, son système à part, système confus, incomplet, en grande partie erroné, mais ayant une sorte

1 Chroniques de Saint-Denis, dans le Recueil des Historiens de la France et des Gaules, t. III, p. 453

de vie, à cause des passions dont il était empreint et des sentiments de rivalité ou de haine mutuelle qui s'y ralliaient. La noblesse conservait la notion vague et mal formulée d'une conquête territoriale faite jadis, à profit commun, par les rois et par ses aïeux, et d'un grand partage de domaines acquis par le droit de l'épée. Ce souvenir d'un événement réel était rendu fabuleux par la fausse couleur et la fausse date prêtées à l'événement. Ce n'était plus l'intrusion d'un peuple barbare au sein d'un pays civilisé, mais une conquête douée de tous les caractères de grandeur et de légitimité que concevait le moyen âge, faite, non sur des chrétiens par une nation païenne, mais sur des mécréants par une armée de fidèles, suite et couronnement des victoires de Charles-Martel, de Pepin et de Charlemagne sur les Sarrasins et d'autres peuples ennemis de la foi'. Au xue siècle et plusieurs siècles après, les barons et les gentilshommes plaçaient là l'origine des fiefs et des priviléges seigneuriaux. Ils croyaient, selon une vieille formule de leur opinion traditionnelle, qu'après avoir purgé la France des nations barbares qui l'habitaient, Charlemagne donna toutes les terres du pays à ses compagnons d'armes, à l'un mille arpents, à l'autre deux mille, et au reste plus ou moins, à charge de foi et d'hommage 2.

A cette tradition de conquête et de partage, se joignait une tradition de jalousie haineuse contre le clergé, qui, disait-on, s'était glissé d'une manière furtive parmi les conquérants, et avait ainsi usurpé une part de possessions et d'honneurs. La rivalité du baronnage et de l'ordre

1 Histoire générale des rois de France, par Bernard de Girard, seigneur du Baillan, édition de 1576, t. I, p. 229.

2 Ibid.

ecclésiastique pouvait se présenter comme remontant de siècle en siècle jusqu'au cinquième, jusqu'à la grande querelle qui, dès la conversion des guerriers franks au christianisme, s'était élevée entre eux et le clergé galloromain. L'objet de cette vieille lutte était toujours le même, et sa forme avait peu changé. Il en reste un curieux monument dans les chroniques du xme siècle; c'est l'acte d'une confédération jurée, en 1247, par les hauts barons de France, pour la ruine des justices cléricales en matière civile et criminelle. Le duc de Bourgogne et les comtes de Bretagne, d'Angoulême et de Saint-Pol, étaient les chefs de cette ligue, dont le manifeste, portant leurs sceaux, fut rédigé en leur nom. On y trouve le droit de justice revendiqué exclusivement comme le privilége des fils de ceux qui jadis conquirent le royaume, et, chose plus bizarre, un sentiment d'aversion dédaigneuse contre le droit écrit, qui semble rappeler que ce droit fut la loi originelle des vaincus du ve siècle. Tout cela est inexact, absurde même quant aux allégations historiques, mais articulé avec une singulière franchise et une rude hauteur de langage:

« Les clercs, avec leur momerie, ne songent pas que « c'est par la guerre et par le sang de plusieurs que, sous << Charlemagne et d'autres rois, le royaume de France a « été converti de l'erreur des païens à la foi catholique; << d'abord, ils nous ont séduits par une certaine humilité, << et maintenant ils s'attaquent à nous, comme des renards « tapis sous les restes des châteaux que nous avions fon« dés; ils absorbent dans leur juridiction la justice sécu« lière, de sorte que des fils de serfs jugent, d'après leurs « propres lois, les hommes libres et les fils des hommes <«< libres, tandis que, selon les lois de l'ancien temps et le

<< droit des vainqueurs, c'est par nous qu'ils devraient être « jugés'... A ces causes, nous tous, grands du royaume, «< considérant que ce royaume a été acquis non par le << droit écrit et par l'arrogance des clercs, mais à force « de fatigues et de combats, en vertu du présent acte et << de notre commun serment, nous statuons et ordonnons «< que, désormais, nul clerc ou laïque n'appelle en cause « qui que ce soit devant le juge ecclésiastique ordinaire ou « délégué, si ce n'est pour hérésie, mariage ou usure, sous << peine de perte de tous ses biens et de mutilation d'un « membre2. En outre, nous députons certaines personnes «< chargées de l'exécution de cette ordonnance, afin que « notre juridiction, près de périr, se relève, et que ceux « qui, jusqu'à ce jour, sont devenus riches de notre << appauvrissement, soient ramenés à l'état de la primi«tive Église, et que, vivant dans la contemplation, pen« dant que nous, comme il convient, nous mènerons la << vie active, ils nous fassent voir les miracles qui, depuis <«<longtemps, se sont retirés du siècle 3. >>

1 Quia clericorum superstitio, non attendens quod bellicis et quorundam sanguine, sub Carolo Magno et aliis, regnum Franciæ de errore gentilium ad fidem catholicam sit conversum, primo quadam humilitate nos seduxit, quasi vulpes se nobis opponentes, ex ipsorum castrorum reliquiis, quæ a nobis habuerant fundamentum : jurisdictionem secularium sic absorbent, ut filii servorum secundum leges suas judicent liberos, et filios liberorum; quamvis secundum leges priorum et leges triumphatorum deberent a nobis potius judicari... (Mattei Westmonasteriensis Flores historiarum, éd. 1570, p. 217, lib. II.) — Mattei Parisiensis Historia Angliæ major, t. II, p. 720, éd. London, 1640. Il y a quelques variantes entre les deux textes.

[ocr errors]

2 Nos omnes regni majores attento animo percipientes, quod regnum non per jus scriptum, nec per clericorum arrogantiam, sed per sudores bellicos fuerit adquisitum; præsenti decreto omnium juramento statuimus et sancimus... (Mattei Paris. Hist. Angliæ major, p. 720.)

3 Ut sic jurisdictio nostra ressuscitata respiret, et ipsi hactenus ex nostra depauperatione ditati... reducantur ad statum Ecclesiæ primitivæ; et in contemplatione viventes, nobis, sicut decet, activam vitam ducentibus, ostendant miracula, quæ dudum a sæculo recesscrunt. (Ibid.)

Outre la maxime du droit de justice inhérent au domaine féodal, une autre maxime qui se perpétuait parmi la noblesse, était celle de la royauté primitivement élective et du droit de consentement des pairs et des grands du royaume, à chaque nouvelle succession. C'est ce qu'exprimaient, au xie et au xшe siècle, les formules du sacre, par le cri Nous le voulons, nous l'approuvons, que cela soit'! et quand ces formules eurent disparu, l'esprit en demeura empreint dans les idées et les mœurs des gentilshommes. Tout en professant pour le roi un dévouement sans bornes, ils se plaisaient à rappeler en principe le vieux droit d'élection et la souveraineté nationale. Dans le discours de l'un d'eux aux États Généraux de 1484, on trouve les paroles suivantes : «Comme l'histoire le << raconte et comme je l'ai appris de mes pères, le peuple, << au commencement, créa des rois par son suffrage 2. >> Aux mêmes souvenirs, transmis de la même manière, se rattachait encore le principe fondamental de l'obligation, pour le roi, de ne rien décider d'important sans l'avis de ses barons, sans le concours d'une assemblée délibérante, et cet autre principe, que l'homme franc n'est justiciable que de ses pairs, et ne peut être taxé que de son propre consentement, par octroi libre, non par contrainte. Il y avait là un fond d'esprit de liberté politique, qui n'existait

1 Post, milites et populi, tam majores quam minores uno ore consentientes, laudaverunt ter proclamantes: Laudamus, Volumus, Fiat. ( Coronatio Philippi primi, apud Script. rer. gallic. et franc., t. XI, p. 33.) — Ipse autem episcopus affatur populum si tali principi ac rectori se subjicere... velint, tunc ergo a circumstante clero et populo unanimiter dicatur: Fiat, fiat, amen. (D. Marlenne, Amplissima collectio, t. I, col. 611, 612.)

2 Historiæ predicant, et id a majoribus meis accepi: initio, dominj rerum populi suffragio, reges fuisse creatos. (Discours de Philippe Pot, seigneur de La Roche, grand sénéchal de Bourgogne, Journal des États Généraux, par Masselin, éd. Bernier, p. 146.)

« ForrigeFortsett »