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PRÉFACE

Cet ouvrage se compose de deux parties très-distinctes, l'une de dissertation historique, l'autre de narration; l'une qui est complète aujourd'hui; l'autre que je me propose de continuer, si le temps et la force ne me manquent pas. Je parlerai d'abord de la seconde, ensuite de la première, et je dirai quels motifs m'ont amené à les joindre ensemble.

C'est une assertion pour ainsi dire proverbiale qu'aucune période de notre histoire n'égale en confusion et en aridité la période mérovingienne. Cette époque est celle qu'on abrége le plus volontiers, sur laquelle on glisse, à côté de laquelle on passe sans aucun scrupule. Il y a dans ce dédain plus de paresse que de réflexion; et, si l'histoire des Mérovingiens est un peu difficile à débrouiller, elle n'est point aride. Au contraire, elle abonde en faits singuliers, en personnages originaux, en incidents dramatiques tellement variés, que le seul embarras qu'on éprouve est celui de mettre en ordre un si grand nombre de détails. C'est surtout la seconde moitié du vre siècle qui offre en ce genre, aux écrivains et aux lecteurs, le plus de richesse et d'intérêt, soit que cette époque, la première du mélange entre les indigènes et les conquérants de la Gaule, eût, par cela même, quelque chose de poétique, soit qu'elle doive cet air de vie au talent naïf de son historien, Georgius Florentius Gregorius, connu sous le nom de Grégoire de Tours.

Le choc de la conquête et de la barbarie, les mœurs des destructeurs de l'empire romain, leur aspect sauvage et bizarre,

ont été souvent peints de nos jours, et ils l'ont été à deux rcprises par un grand maître '. Ces tableaux suffisent pour que la période historique qui s'étend de la grande invasion des Gaules, en 406, à l'établissement de la domination franke, reste désormais empreinte de sa couleur locale et de sa couleur poétique; mais la période suivante n'a été l'objet d'aucune étude où l'art entrât pour quelque chose. Son caractère original consiste dans un antagonisme de races non plus complet, saillant, heurté, mais adouci par une foule d'imitations réciproques, nées de l'habitation sur le même sol. Ces modifications morales, qui se présentent de part et d'autre sous de nombreux aspects et à différents degrés, multiplient, dans l'histoire du temps, les types généraux et les physionomies individuelles. Il y a des Franks demeurés en Gaule purs Germains, des Gallo-Romains que le règne des Barbares désespère et dégoûte, des Franks plus ou moins gagnés par les mœurs ou les modes de la civilisation, et des Romains devenus plus ou moins barbares d'esprit et de manières. On peut suivre le contraste dans toutes ces nuances à travers le vi siècle et jusqu'au milieu du vir; plus tard, l'empreinte germanique et l'empreinte gallo-romaine semblent s'effacer à la fois et se perdre dans une semi-barbarie revêtue de formes théocratiques.

Par une coïncidence fortuite, mais singulièrement heureuse, cette période si complexe et de couleur si mélangée est celle-là même dont les documents originaux offrent le plus de détails caractéristiques. Elle a rencontré un historien merveilleusement approprié à sa nature dans un contemporain, témoin intelligent, et témoin attristé, de cette confusion d'hommes et de choses, de ces crimes et de ces catastrophes au milieu desquelles se poursuit le déclin irrésistible de la vieille civilisation. Il faut descendre jusqu'au siècle de Froissart pour trouver un narrateur qui égale Grégoire de Tours dans l'art de mettre en scène les personnages et de peindre par le dialogue. Tout ce que

1 M. de Chateaubriand : Les Martyrs, livres vi et vII; Études ou Discours historiques, étude sixième, Mœurs des Barbares,

la conquête de la Gaule avait mis en regard ou en opposition sur le même sol, les races, les classes, les conditions diverses, figure pêle-mêle dans ses récits, quelquefois plaisants, souvent tragiques, toujours vrais et animés. C'est comme une galerie mal arrangée de tableaux et de figures en relief; ce sont de vieux chants nationaux, écourtés, semés sans liaison, mais capables de s'ordonner ensemble et de former un poëme, si ce mot, dont nous abusons trop aujourd'hui, peut être appliqué à l'histoire.

La pensée d'entreprendre, sur le siècle de Grégoire de Tours, un travail d'art en même temps que de science historique, fut pour moi le fruit de ces réflexions; elle me vint en 1833. Mon projet arrêté, deux méthodes se présentaient: le récit continu ayant pour fil la succession des grands événements politiques, et le récit par masses détachées, ayant chacune pour fil la vie ou les aventures de quelques personnages du temps. Je n'ai pas hésité entre ces deux procédés; j'ai choisi le second; d'abord à cause de la nature du sujet qui devait offrir la peinture, aussi complète et aussi variée que possible, des relations sociales et de la destinée humaine dans la vie politique, la vie civile et la vie de famille; ensuite, à cause du caractère particulier de ma principale source d'information, l'Histoire ecclésiastique des Franks, par Grégoire de Tours.

En effet, pour que ce curieux livre ait, comme document, toute sa valeur, il faut qu'il entre dans notre fonds d'histoire narrative, non pour ce qu'il donne sur les événements principaux, car ces événements se trouvent mentionnés ailleurs, mais pour les récits épisodiques, les faits locaux, les traits de mœurs qui ne sont que là. Si l'on rattache ces détails à la série des grands faits politiques et qu'on les insère, à leur place respective, dans un récit complet et complétement élucidé pour l'ensemble, ils feront peu de figure, et gêneront presque à chaque pas la marche de la narration; de plus, on sera forcé de donner à l'histoire ainsi écrite des dimensions colossales. C'est ce qu'a fait Adrien de Valois dans sa compilation latine en trois volumes in-folio des Gestes des Franks, depuis l'apparition de

ce nom jusqu'à la chute de la dynastie mérovingienne'; mais un pareil livre est un livre de pure science, instructif pour ceux qui cherchent, rebutant pour la masse des lecteurs. Il se rait impossible de traduire ou d'imiter en français l'ouvrage d'Adrien de Valois; et d'ailleurs on l'oserait, que le but, selon moi, ne serait pas atteint. Tout en se donnant pleine carrière dans sa volumineuse chronique, le savant du XVIIe siècle élague et abrége souvent; il émousse les aspérités, il rend vaguement ce que Grégoire de Tours articule, il supprime le dialogue ou le dénature, il a en vue le fond des choses, et la forme ne lui fait rien. Or, c'est de la forme qu'il s'agit; c'est elle dont il faut saisir les moindres linéaments, qu'il faut rendre, à force d'étude, plus nette et plus vivante, sous laquelle il faut faire entrer ce que la science historique moderne fournit sur les lois, les mœurs, l'état social du vie siècle.

Voici le plan que je me suis proposé, parce que toutes les convenances du sujet m'en faisaient une loi choisir le point culminant de la première période du mélange de mœurs entre les deux races; là, dans un espace déterminé, recueillir et joindre par groupes les faits les plus caractéristiques, en former une suite de tableaux se succédant l'un à l'autre d'une manière progressive, varier les cadres, tout en donnant aux différentes masses de récit de l'ampleur et de la gravité; élargir et fortifier le tissu de la narration originale, à l'aide d'inductions suggérées par les légendes, les poésies du temps, les monuments diplomatiques et les monuments figurés. De 1833 à 1837, j'ai publié, dans la Revue des Deux Mondes, et sous un titre provisoire, six de ces épisodes ou fragments d'une histoire infaisable dans son entier. Ils paraissent ici avec leur titre définitif: Récits des temps mérovingiens, et forment la première section de l'ouvrage total, dont la seconde aura pareillement deux volumes.

Si l'unité de composition manque à ces histoires détachées,

1 Voyez ci-après, Considérations sur l'Histoire de France, chap. 1er, p. 48. 2 Nouvelles Lettres sur l'Ilistoire de France.

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