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convoqua le 11, aux Tuileries, son Conseil d'État. Ce conseil était composé d'hommes habiles, spéciaux, rompus aux affaires, roides aux subordonnés, souples au maître. La plupart étaient des hommes de lumière et de talent sans caractère trempé dans la résistance; beaucoup des hommes de la Convention, quelques-uns de la terreur, un petit nombre régicides. Mais ceux-là s'étaient trop vendus à l'Empire et ils avaient trop renié la liberté pour pouvoir reculer jamais dans la révolution. Napoléon les tenait par l'apostasie; il les montrait au peuple comme des enseignes de démocratie et comme des gages de révolution; mais lui les regardait sans crainte, comme des instruments de domination incapables désormais d'un autre rôle que de populariser la servitude. Quelle que fût leur habitude de sourire au maître et de féliciter la circonstance par une banale affectation de joie, les ministres et les conseillers d'État n'avaient pas eu le temps de composer leurs visages. Leur physionomie et leur silence trahissaient leur embarras. Ils ne savaient pas encore si Napoléon voulait des condoléances ou des encouragements. Ils commençaient aussi à accuser tout bas une fortune qui, en s'obstinant ainsi, compromettait leur propre fortune. Ils étaient indécis et mornes. Napoléon savait leurs dispositions par son ministre de la police. Il avait résolu de les étonner par la rudesse de ses aveux et de dépasser leurs craintes par l'exagération des désastres. L'Europe armée, qui arrivait sur ses pas, ne permettait plus la dissimulation. Il affecta la confiance, l'abandon, la plainte contre le destin et contre les hommes. Il s'appliqua à jeter la terreur dans l'âme de ses courtisans liés à son sort, pour que cette terreur leur inspirât le courage désespéré des conseils qu'il voulait d'eux.

VIII

Il commence par adresser, en termes injurieux, des reproches sévères et inattendus à quelques-uns de ses ministres de second ordre, comme un sacrifice à la colère des événements, et pour que la foudre tombée sur ceux-là rassurât et ralliât les autres. Il demande que les impôts soient doublés. Un léger murmure l'irrite. « L'impôt, répond-il avec audace, n'a point de limites. Il peut suivre les proportions du danger de la patrie. Il n'a de mesure que les besoins du gouvernement. Les lois qui disent le contraire sont de mauvaises lois. » On se tait et on accepte.

Il propose de lever sur les populations une nouvelle conscription de trois cent mille hommes déjà exemptés du service et rentrés depuis quatre ans dans leurs familles. Un silence lui révèle l'étonnement du conseil devant cette nouvelle décimation de la jeunesse. Un seul, plus servile que ses collègues, s'incline en attestant le salut de l'Empire. Napoléon, pour qui tout ce qui n'est pas l'enthousiasme paraît résistance, contracte ses sourcils et pâlit. Il ne veut pas être obéi seulement, il veut être approuvé. Un autre approbateur se trouve; il ose reprocher courageusement à l'empereur de parler de frontières envahies, comme si l'aveu même d'un revers était un attentat à l'inviolabilité de son étoile. L'évidence de l'invasion lui paraît plus irrespectueuse à avouer qu'à subir. La France, même conquise, doit croire encore que son maître ne peut être vaincu.

Napoléon, préparé à cette obséquiosité de ses courti

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sans, affecte de repousser avec dédain cette réticence: Pourquoi, dit-il, ces ménagements envers la vérité? Il faut tout dire. Wellington n'est-il pas entré dans le Midi? Les Russes ne menacent-ils pas le Nord? Les Autrichiens, les Allemands, mes provinces de l'Est? » Puis, avec un accent qui simulait l'accent de la Marseillaise de 1792, qu'il aurait voulu réveiller: «Wellington est en France!... Quelle honte!... Et on ne s'est pas levé pour le chasser! » Comme s'il eût laissé pour se lever en France autre chose que le sol lui-même. « Tous mes alliés m'ont abandonné, repritil en paroles entrecoupées et avec des regards de reproche au ciel. Les Allemands m'ont trahi! Ils ont voulu me couper ma retraite... Aussi comme on les a massacrés!... Non, point de paix que je n'aie brûlé leur capitale... Un triumvirat s'est formé dans le Nord... le même qui a partagé la Pologne... » (Comme s'il n'avait pas assuré lui-même les lambeaux de cette Pologne partagée et de Venise asservie à l'Autriche.) « Point de trêve que ce triumvirat ne soit rompu! Je veux trois cent mille hommes; je formerai un camp de cent mille hommes à Bordeaux, un à Lyon, un à Metz... J'aurai ainsi un million d'hommes! Mais je veux des hommes faits et non des enfants qui encombrent mes hôpitaux et meurent sur mes routes.

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Oui, Sire, dit un conseiller, il faut que l'ancienne France nous reste. » Napoléon s'indigne d'être si peu compris et de voir la résignation de son conseil le borner à ce cœur de l'Empire. Et la Hollande donc ! s'écrie-t-il en frappant du poing le bras de son fauteuil; s'il me fallait abandonner la Hollande, j'aimerais mieux la rendre à la mer!... Conseillers d'État, il faut de l'élan! Il faut que tout le monde marche ! Vous êtes pères de famille, vous êtes

les chefs de la nation : c'est à vous de lui donner l'élan... »

Aucun élan ne se trahit dans leur attitude. Napoléon les regarde et reprend comme s'il eût entendu le mot qui l'obsède, bien que personne ne l'eût prononcé : « On parle de paix, je crois; je n'entends que ce mot de paix quand tout devrait crier guerre ! »

Son conseil décréta sans observation les trois cent mille hommes. Napoléon les congédia avec le mot d'ordre de l'enthousiasme. L'abattement y répondit. Il s'occupa, avec son activité fiévreuse, de rassembler autour des faibles noyaux de corps qu'il avait laissés sur le Rhin, en Belgique et en Hollande, les restes de troupes aguerries qu'il avait sous la main, les détachements de sa garde et les nouvelles levées en dépôt dans les garnisons de l'intérieur. Mais, à l'exception de ses vieilles bandes, réduites à environ quatre-vingt mille hommes, tout résistait à sa main par l'épuisement et l'inertie de l'Empire. Il donnait des ordres. au néant. Il dirigeait des contingents chimériques. Il comptait des hommes sur ses routes d'étape et dans ses camps; il n'avait que des chiffres sur ses états. Ses nuits, consommées ainsi, étaient stériles pour le jour. Il se donnait dans ses conseils, dans sa capitale et dans son palais, le même mouvement qu'à l'époque où il remuait le monde du fond de son cabinet, et il ne remuait plus que lui-même. La France militaire était morte sur les champs de bataille de l'Allemagne, de l'Espagne et de la Russie. Elle n'avait plus que son général. Il continuait de parler à des légions qui n'existaient plus. Son palais était devenu le palais de ses rêves. Il était seul avec l'ombre de son ancienne toutepuissance et avec son invincible volonté. Il marchait rien ne le suivait.

IX

Dans ses paroles à son Sénat, il fut aussi impératif qu'aux jours de ses victoires. Sûr d'avance de la servilité de ces hommes usés par la Révolution et vieillis dans l'adulation, il leur intima ses volontés. Ils se hâtèrent de les convertir en sénatus-consultes. Il appela le Corps législatif à Paris pour le 19 décembre; mais il craignit que ces représentants muets des départements, trempés de plus près dans la désaffection générale, n'élevassent par l'organe de leur président une voix importune. Il prévit qu'ils pourraient choisir pour les présider un homme indépendant. Il leur enleva le droit de nommer leur propre président. M. Molé était ministre de la justice; jeune, d'un nom illustre, d'un talent précoce, d'une opinion adaptée au temps, poussant le zèle de la monarchie jusqu'au paradoxe du despotisme, osant beaucoup pour plaire, tout pour servir, il se chargea de justifier aux yeux de l'opinion ce caprice du maître. Il parla des regards de l'empereur, qui pourraient être étonnés par le visage d'un président inconnu. Il allégua le danger, pour un homme nouveau, d'ignorer ou d'enfreindre les étiquettes consacrées du palais. L'Empire, dans sa décadence, s'attachait, comme l'empire byzantin, aux dernières puérilités du trône. On ne savait lequel s'avilissait davantage, dans de pareilles audaces, du despotisme ou de la nation. On jouait avec des institutions de dix ans aux excès d'orgueil des vieilles

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