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s'être moqué de son génie militaire et de son art de séduire les peuples, considérant moins gaiement cette partie de sa politique, s'emportait vivement quand il voyait les Espagnols plus chers à Joseph que les soldats français qui versaient leur sang pour faire de lui un roi d'Espagne. Il se livrait à des éclats singuliers, qui rapportés sans ménagement à Madrid, produisaient entre les deux cours une irritation des plus fâcheuses, et surtout des moins décentes. Les Anglais avaient, en effet, recueilli de la main des guérillas plus d'une lettre interceptée sur des courriers. français, et ils ne manquaient pas dans leur journaux d'étaler le triste spectacle des divisions de la famille impériale.

Naturellement, le roi Joseph avait voulu se créer une cour à Madrid, comme ses frères à Amsterdam, à Cassel, à Naples. Quelques Français complaisants, militaires ou administrateurs médiocres, quelques Espagnols, partisans de la royauté nouvelle, mais rougissant aux yeux de leurs compatriotes d'un parti qu'ils avaient pourtant adopté de bonne foi, composaient cette cour, à laquelle Joseph accordait toute sa confiance, montrait volontiers son esprit, distribuait les seules faveurs dont il disposait, et qui en retour admirait son sens supérieur, sa bonté rare, son art de traiter avec les hommes, le trouvait différent sans doute de son glorieux frère, mais quoique différent pas aussi inférieur qu'on se plaisait à le dire en France. Ces flatteurs de Joseph aimaient bien à répéter que Napoléon était entouré de flatteurs, qui exagéraient son mérite aux dépens de celui de ses frères; que, sans contredit, il avait un génie militaire qu'on ne pouvait méconnaître, mais aucune mesure, aucune prudence, qu'il ne savait tout faire que par la force et avec une précipitation désordonnée ; que peut-être un jour viendrait où il perdrait lui et sa famille; que Joseph, au-contraire, plus doux, plus politique, tout aussi agréable à la France quoique moins odieux à l'Europe, vaudrait peut-être mieux pour achever l'œuvre impériale. Quelques-uns de ces flatteurs de Madrid, si bons juges des flatteurs de Paris, avaient eu l'imprudence, pendant la campagne de Wagram, de calculer les chances qui menaçaient la tête de Napoléon, et, en vantant même sa bravoure personelle, de dire que sans doute ce serait un bien douloureux accident que la mort d'un si grand homme, un deuil profond pour quiconque aimait le génie et la gloire, mais que ce malheur ne serait cependant pas pour l'Empire aussi grand qu'on l'imaginait; que la paix en devien

drait aussi facile qu'elle était difficile aujourd'hui ; que l'on pourrait rendre à l'Europe des pays témérairement réunis à la France, satisfaire l'Angleterre, laisser retourner le pape à Rome, soulager les populations épuisées de fatigue, remettre l'abondance dans les finances, rendre l'armée française meilleure qu'elle n'était en ne gardant que les hommes voués par habitude et par goût au métier des armes, renvoyer les autres à leurs foyers, replacer la famille impériale elle-même sous une autorité plus douce et plus conciliante que celle de Napoléon, donner enfin à la France, à l'Europe, un repos ardemment désiré, une stabilité qui manquait au bien-être de tout le monde. Ces choses, qui n'étaient pas sans vérité, les familiers de Joseph avaient l'imprudence de les dire devant des généraux qui les répétaient à Napoléon par haine de la cour d'Espagne, devant l'ambassadeur de France qui les transmettait par devoir, devant une police qui les rapportait par métier; et on conçoit l'irritation qui devait en résulter à Paris.

Joseph, dans sa détresse, aurait bien voulu payer ses complaisants de leur admiration, mais il ne pouvait pas beaucoup en leur faveur. Il n'avait pour tout revenu que l'octroi de Madrid, car aucune des provinces occupées pas nos troupes ne lui envoyait d'argent. La seule province bien administrée, l'Aragon, nourrissait à peine l'armée; mais la Catalogne, la Navarre, les Asturies, la Vieille-Castille, affreusement ravagées, étaient dans l'impossibilité de suffire à d'autres charges que celles qu'on acquittait en nature, pour nourrir les troupes de passage. Joseph ne touchait guère, en comptant l'octroi de Madrid et quelques recettes de la province environnante, qu'un million par mois, tandis qu'il lui en aurait fallu au moins trois pour les plus indispensables besoins de sa maison, de sa garde, et des fonctionnaires qui recevaient ses ordres. Il ne lui était resté qu'une ressource, c'était une création de rescriptions sur les domaines nationaux, espèce d'assignats servant à acheter des biens qu'on avait saisis sur les moines et sur les familles proscrites. (Napoléon toutefois s'était réservé les biens des dix premières maisons d'Espagne.) Cette ressource, qui nominalement s'élevait à une centaine de millions, se réduisait à trente ou quarante, par suite de la dépréciation du papier. Joseph achevait de l'épuiser après avoir absorbé le prix des laines saisies à Burgos, dont une partie seulement lui était revenue. Il avait sur cette somme distribué

quelques largesses à ses favoris, y avait ajouté quelques titres de noblesse, quelques décorations, et enfin quelques grades dans sa garde; car il avait lui aussi créé une garde, laquelle lui coûtait beaucoup, et était composée de prisonniers espagnols, qui acceptaient du service pour n'être pas conduits en France, et désertaient ensuite, emportant les beaux habits qu'on leur avait faits.

Pour justifier ces actes, Joseph disait qu'il fallait bien qu'un roi eût quelque chose à donner, qu'il pût récompenser les Français attachés à son sort, et l'ayant suivi de Paris à Naples, de Naples à Madrid, qu'il pût aussi dédommager les Espagnols qui s'étaient séparés de leurs compatriotes pour se vouer à lui; qu'il était bien obligé encore de former un noyau d'armée espagnole, car l'Espagne ne pouvait pas toujours être gardée par des Français. Ce dire était fort soutenable.

Joseph avait cependant quelques autres faiblesses à se reprocher. Assez froidement accueilli par les troupes françaises, qui ne voyaient en lui ni un ami ni un général; plus froidement encore par ses sujets de Madrid, qui ne voyaient pas en lui leur prince légitime, il vivait au fond de son palais, ou au Prado, maison royale dans laquelle il faisait beaucoup de dépense, pour avoir comme Philippe V. son Saint-Ildéphonse. Il passait là une grande partie de son temps, entouré des amis complaisants dont nous avons rapporté les discours, et il y avait rencontré aussi une princesse des Ursins, dans une personne belle et spirituelle, qui était du très-petit nombre des dames espagnoles qui osaient se montrer à sa cour.

Il n'y avait donc pas fort à reprendre dans la conduite de Joseph, sinon quelques faiblesses comme il s'en trouve dans toute cour ancienne ou nouvelle; mais Napoléon, impitoyable pour des travers qu'il voulait bien se pardonner à lui-même, et non à ses frères, qui n'avaient pas comme lui la brillante excuse du génie et de la gloire-Napoléon, irrité par une multitude de rapports malveillants, par l'idée surtout que, dans tel membre de sa famille, des courtisans maladroits cherchaient peut-être un successeur à l'empire, ne ménageait pas plus la cour de Madrid qu'il n'avait ménagé celle d'Amsterdam; et même moins, car à tous les sujets d'humeur que nous venons de rapporter s'ajoutaient sans cesse les chagrins poignants de la guerre d'Espagne. Il disait à la femme de Joseph, retenue à Paris pour raison de santé, au maréchal Jourdan rappelé en France, à tous les géné

raux qui allaient et venaient, à M. Roederer qui avait souvent servi de médiateur entre les deux frères, il disait que Joseph n'avait aucune idée de la guerre, qu'il n'en avait ni le génie ni le caractère, que sans les Français, au nombre non pas de trois cent mille, mais de quatre cent mille (nombre qui allait bientôt devenir nécessaire), Joseph ne resterait pas huit jours en Espagne; que les prétendues séductions de son caractère le ramèneraient sous peu de temps à Bayonne comme en 1808; qu'en contrefaisant l'empereur dans un conseil d'état, au milieu de quelques médiocres personnages qui savaient peu d'administration, et parlaient tant bien que mal de quelques affaires administratives, on n'était pas un politique, pas plus qu'on n'était un général en suivant l'armée et en laissant faire un chef d'état-major, ou, ce qui était pis, en ne le laissant pas faire; que la douceur pouvait avoir son prix, mais après que la force aurait prévalu; que jusque-là il fallait se rendre redoutable, fusiller sans pitié les bandits qui égorgeaient nos soldats, s'occuper de nourrir les Français avant de songer à ménager les Espagnols; que sans doute c'était là une manière de régner fort pénible, fort cruelle pour un caractère aussi doux que celui de Joseph, mais qu'après tout, lui, Napoléon, ne l'avait pas forcé à devenir roi d'Espagne, qu'il le lui avait offert mais pas imposé, et qu'après l'avoir acceptée il fallait bien porter cette couronne quelque pesante qu'elle fût; que quant aux embarras financiers, ils n'étaient imputables qu'à l'incapacité de Joseph et de ses ministres; que l'Espagne avait déjà coûté deux ou trois cents millions au trésor impérial, et qu'on ne pouvait pas pour elle ruiner la France; que l'Espagne était riche, qu'elle contenait d'immenses ressources, que si lui, Napoléon, pouvait y aller, il se chargerait bien d'y faire vivre ses armées, et d'y trouver encore le surplus nécessaire pour les services civils; qu'il allait envoyer cent vingt mille hommes de renfort pour finir cette fâcheuse guerre, mais qu'à la dépense de les équiper, de les armer, de les instruire, il ne pouvait pas ajouter celle de les nourrir; que tout au plus pourrait-il fournir deux millions par mois pour la solde (nous avons déjà rapporté et expliqué en la rapportant cette résolution de Napoléon), mais qu'au delà il ne ferait rien, car à l'impossible nul n'était tenu; que lorsqu'on était aussi gêné que son frère disait l'être, on ne devait pas avoir des favoris, prodiguer à des complaisants sans utilité les ressources dont on avait si peu; que

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quant à une garde, c'était une création inutile et même dangereuse, qui absorberait en pure perte un argent nécessaire à d'autres usages, qu'elle déserterait tout entière à la première occasion; que prendre des prisonniers d'Ocaña, comme on l'avait fait, pour les convertir en gardes du roi, était un scandale et une duperie; que c'étaient des ennemis, qu'on réchauffait dans son propre sein; qu'il fallait pour beaucoup d'années se contenter de soldats français; qu'on chercherait en vain dans la création d'une armée espagnole une indépendance de la France, impossible dans l'état présent des choses; que cette indépendance avec quatre cent mille Français en Espagne était le comble du ridicule; qu'il fallait se resigner ou à n'être pas roi, ou à l'être par Napoléon, à son gré, d'après ses vues et ses volontés; qu'on serait bien heureux qu'il pût y aller passer quelque temps (la cour de Joseph le craignait, et laissait voir ces craintes à cet égard); que par sa présence il fallait y supporter sa volonté; que du reste si on ne voulait pas administrer et gouverner autrement qu'on le faisait, il aurait recours au moyen le plus simple: ce serait, de convertir en gouvernements militaires les provinces occupées par les armées françaises, sauf à rendre ces provinces au roi à la paix, mais qu'alors même il faudrait peut-être que la France trouvât un dédommagement de ses efforts, de ses dépenses, dédommagement que la nature des choses indiquait assez clairement si jamais on y avait recours, et que ce seraient les provinces comprises entre les Pyrénées et l'Ebre.

Ces propos reportés à Joseph, et ceux-ci sans exagération, car il était impossible d'exagérer les paroles de Napoléon, vu, qu'il allait toujours à l'extrémité de ses pensées, ces propos jetaient le malheureux roi dans la désolation. Il se trouvait déjà, disaitil, bien assez à plaindre, réduit qu'il était à endurer mille inconvenances de la part des généraux français, mais que s'il fallait encore avoir chez lui des gouvernements militaires, et de plus annoncer à son peuple le démembrement de la monarchie, alors ce serait non pas quatre cent mille hommes, mais un million qu'il faudrait pour contenir les Espagnols! Ce million même n'y suffirait pas; et la France tout entière; passât-elle les Pyrénées, ne réussirait que lorsque chaque Français aurait tué un Espagnol pour prendre sa place dans la Péninsule. Lui destiner un tel

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