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race énervée, exploits exagérés par la renommée, mais qui rappellent la poésie des croisades. Ce qu'il y cherche c'est surtout le retentissement et l'imitation d'Alexandre. Aussi, au premier échec à Saint-Jean-d'Acre, il abandonne toute conquête, empire, songe asiatique, il laisse son armée sans recrutement et sans espace à une capitulation certaine. Il se jette dans un vaisseau léger, il revient où est la réalité, il devance le bruit de ses revers, il surprend la popularité. Il regarde la république, il voit qu'elle a passé l'heure des dangers anarchiques, que ses pouvoirs se régularisent, que les armées commandées par ses rivaux triomphent, que ce gouvernement démocratique acheté si cher par la nation deviendra, si on le respecte, un obstacle invincible à l'occupation d'un soldat. Il conspire à main armée contre ce gouvernement qui lui a remis ses armes pour le défendre; il joint la ruse à la force, il corrompt ses compagnons d'armes, il trompe les directeurs, il viole les représentations, il fait déchirer les lois par ses baïonnettes, il s'empare de sa patrie. La France était un peuple, elle n'est plus qu'un homme, et cet homme c'est lui.

XXXIX.

Ce crime anti-national et anti-révolutionnaire accompli, il faut le faire sanctionner par l'opinion; il y en a deux une opinion républicaine et progressive qui porte le monde en avant sur le courant de la vérité, de la liberté et de la vertu civique; une opinion contre-révolutionnaire et rétrograde, qui reporte les institutions et

l'esprit humain en arrière sur le contre-courant des servitudes, des préjugés et des vices du passé. Il ne mesure pas la vérité mais la force. Il voit que la vérité est avec la liberté, mais que la force est avec la contre-révolution. Il s'y précipite pour qu'elle le porte à un trône. Il exploite les lassitudes, il achète les vénalités, il intimide les lâchetés, il favorise les apostasies du jour, il cimente d'ambitions, de grades, d'autorité, le moins libéral des pouvoirs, le gouvernement militaire. Il règne enfin sur son pays. Le pays disparaît à son tour sous un trône, et sur ce trône il ne place que lui.

XL.

Pour que ce trône se soutienne, il lui faut un principe. Il peut encore choisir. Il peut faire de son règne le règne des idées écloses du raisonnement. Il peut les acclimater au monde nouveau par la monarchie. Il peut être à la philosophie et à l'esprit de civilisation moderne ce que Charlemagne fut au christianisme, l'initiateur et l'organisateur armé de l'idée naissante et désarmée. Le monde moral à ce prix aurait, sinon excusé, du moins compris l'usurpation militaire. Il répudie dès le premier jour ce grand rôle d'un génie fondateur d'une idée. Il déclare la guerre et la tyrannie à toutes les idées, excepté aux idées mortes. Il maudit la pensée parlée ou écrite, comme une révolte du raisonnement contre le fait. Il s'écrie: La pensée est le mal suprême, c'est elle qui a fait tout mal. Il impose le mutisme aux tribunes, la censure aux journaux, le pilon aux livres, la terreur ou l'adulation aux

écrivains. Il blasphème contre la lumière. Il ferme la bouche au moindre murmure d'une théorie. Il exile tout ce qui ne lui vend ni sa parole ni sa plume. Il n'honore dans les sciences que les sciences qui ne pensent pas, les mathématiques. Il supprimerait, s'il le pouvait, l'alphabet, pour ne laisser subsister entre les hommes que les chiffres, parce que les lettres expriment l'âme humaine et que les chiffres n'expriment que des forces matérielles. Il s'exalte dans son horreur de la philosophie et de la liberté jusqu'à l'athéisme de l'intelligence humaine. Il pressent une révolte dans chaque soupir, un obstacle dans chaque pensée, une vengeance dans chaque vérité. Il refusel'air même aux consciences, il se ligue avec le Dieu qu'il ne croit pas, il refait un traité d'Empire et d'Église avec le pouvoir sacerdotal, il profane la religion en feignant de l'honorer, il fait du prêtre un magistrat civil et un instrument de servitude chargé de lui assouplir les âmes; il met le catéchisme d'un culte d'État dans l'Empire, et l'empereur à côté de Dieu dans le catéchisme de l'État. Il détruit une à une toutes les vérités civiles conquises et promulguées par l'Assemblée constituante et par la République : l'égalité par une féodalité nouvelle, les partages domestiques par les substitutions et les majorats, les mœurs nivelées par les titres, la démocratie par une noblesse héréditaire, la représentation nationale par un Corps Législatif subordonné et muet, et par un Sénat de Bas-Empire chargé de lui voter le sang du peuple, enfin les nationalités par des dynasties de sa race imposées aux trônes. Il tourne en dérision et en tyrannie toutes les institutions de l'indépendance des peuples dont il n'ose pas encore effacer le nom, il refait le passé en

commençant par ses vices, il le restitue tout entier à ses adorateurs, à condition que ce passé sera encore lui.

XLI.

Il faut cependant un esprit à un règne. Il le cherche. De tous ces principes sur lesquels un fondateur peut faire durer ses institutions, liberté, égalité, progrès, lumière, conscience, élection, raisonnement, discussion, religion, vertu publique, il choisit le plus personnel et le plus immoral de tous, la gloire ou la renommée. Ne voulant ni convaincre, ni éclairer, ni améliorer, ni moraliser sa patrie, il se dit: Je l'éblouirai, et de cet éblouissement que je ferai rejaillir sur elle, je fascinerai le plus noble et le plus séductible de ses instincts, la gloire ou la vanité nationale. Je fonderai ma puissance ou ma dynastie sur un prestige. Les nations n'ont pas toutes une vertu, toutes ont un orgueil. Cet orgueil de la France sera mon droit.

XLII.

Ce principe de la renommée lui commande à l'instant celui de la conquête, la conquête commande la guerre, la guerre les détrônements et les dénationalisations. Son règne n'est qu'une campagne, son empire qu'un champ de bataille aussi vaste que l'Europe. Il place tout droit des peuples et des rois dans son épée, toute moralité dans le nombre et dans la force de ses armées Rien de ce qui le menace n'est innocent, rien de ce qui lui fait obstacle

n'est sacré, rien de ce qui le précède en date n'est respecté; il veut que l'Europe date de lui.

XLIII.

Il balaie la République avec le pied de ses soldats. Il refoule le trône des Bourbons dans l'exil. Il envoie saisir comme un meurtrier dans l'ombre le plus brave et le plus confiant des princes militaires de cette race, le duc d'Enghien, sur la terre étrangère. Il le tue dans le fossé de Vincennes par je ne sais quel pressentiment du crime qui lui montre dans ce jeune homme le seul compétiteur armé du trône contre lui ou contre sa race. Il conquiert l'Italie reperdue, l'Allemagne, la Prusse, la Hollande reconquise après Pichegru, l'Espagne, Naples, royaumes, républiques. Il menace l'Angleterre, il caresse pour l'endormir la Russie, il découpe le continent, il distribue les peuples, il élève des trônes pour toute sa famille, il dépense dix générations de la France pour faire un sort impérial ou royal à chacun des fils ou à chacune des filles de sa mère. Sa renommée, qui croit sans cesse d'éclat et de bruit, donne à la France et à l'Europe ce vertige de gloire qui lui dérobe l'immoralité et l'abîme d'un tel règne. Il a créé l'entraînement, on le suit jusqu'au délire de la campagne de Russie. Il flotte dans un tourbillon d'événements si immenses et si accélérés que trois années de fautes mêmes ne l'en laissent pas retomber. La gloire qui l'a élevé le soutient sur le vide de tous les autres principes qu'il a méprisés. L'Espagne a dévoré ses armées, la Russie a servi de sépulcre à sept cent mille

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