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hommes, Dresde et Leipsick en ont englouti les restes. L'Allemagne irritée lui a fait défection. L'Europe entière le cerne et le poursuit du Rhin aux Pyrénées avec une marée de peuples. La France épuisée et désaffectionnée le regarde combattre et déchoir sans lever un bras pour sa cause. Il n'a plus contre le monde qu'une poignée d'hommes, il ne tombe pas encore; tout est anéanti autour de son trône, mais il lui reste sa renommée qui plane toujours au-dessus de lui.

XLIV.

Comme diplomate, il est souverainement habile tant qu'il a son ambition à servir et son règne à préparer. Dans sa campagne d'Italie, il combat d'une main, il négocie de l'autre. Il se joue hardiment des instructions du républicanisme radical de la Convention. Il traite avec le Piémont vaincu qu'il pouvait détruire. Il grossit l'armée républicaine contre l'Autriche des contingents d'une monarchie. Il traite avec le pape qu'il avait mission de chasser de Rome. Il enrôle dans son parti les habitudes, les respects et jusqu'aux superstitions des populations. Il traite avec Modène pour des millions et se fait solder par le trésor des princes. Il traite avec la Toscane et avec Naples pour diviser ses ennemis et pour les combattre, comme l'Horace antique, un à un. Il endort Venise tart qu'il a besoin de sa neutralité; il l'insulte, il la viole, il l'écrase dès qu'il ne la craint plus. Il allume le feu de l'enthousiasme révolutionnaire et de l'indépendance dans Milan. Il revend ensuite Venise à l'Autriche, et il achète

à ce prix l'ombre de paix qu'il veut offrir, pour se populariser, à la France. Jusque-là, sa diplomatie est de Machiavel, mais elle est d'un Machiavel patriote qui ne fait du moins que des trahisons utiles à son pays.

XLV.

Mais il n'est pas plutôt sur le trône que toutes ses négociations sont des vertiges aussi funestes à lui-même qu'à la solide grandeur de sa patrie. Il menace l'Angleterre, qu'il ne peut atteindre ni sur terre ni sur mer. Il se déclare son antagoniste éternel et impuissant. Il se crée ainsi une haine d'Annibal contre sa nation et sa dynastie. Il met le continent à la solde de cette puissance et le commerce de l'univers sous son pavillon.

Il s'aliène toute l'Allemagne indépendante par des cupidités de territoire et des apanages de famille qui ne lui donnent que des princes et pas un appui. Il refuse à la Russie l'empire d'Orient en s'assurant à lui-même l'Occident. Il déclare l'incompatibilité de sa puissance avec une puissance indépendante quelconque, même aux confins de l'univers. Il se déclare l'aspirant à la monarchie universelle, c'est-à-dire l'ennemi commun et universel de tous les trônes et de toutes les nationalités. Il range ainsi de ses propres mains l'Angleterre, la Russie, l'Autriche, la Prusse, le monde dans la ligue de l'espèce humaine contre lui.

Il combat sa renommée et son génie lui donnent la victoire. Il fait des paix fausses, courtes, précaires, me

naçantes pour ceux qu'il a subjugués à demi, des paix qui laissent respirer et qui ne désarment pas.

Dans l'attente d'une nouvelle guerre préméditée avec la Russie, il a la démence de lui livrer l'empire ottoman, et de se priver ainsi du seul grand et naturel allié qui lui reste au jour de la lutte.

Il conquiert Vienne, et il rétablit la monarchie autrichienne. Il voit la Hongrie aspirant à l'indépendance, et il la laisse asservie à cette monarchie.

Il conquiert Berlin, et il n'efface pas la Prusse. Il voit la Pologne démembrée palpiter de patriotisme vers lui; il peut la ressusciter d'un geste, en faire l'alliée solidaire de la France, l'avant-poste de ses armées, l'arbitre du Nord et de l'Allemagne, la digue de la Russie, et il vend ses tronçons aux puissances vaincues pour en acheter des faveurs et des ménagements de vieilles races pour sa dynastie de parvenus.

Il voit l'Espagne se jeter dans ses bras, accepter ses arbitrages, implorer sa tutelle, s'associer à la France dans un pacte naturel et éternel des races du Midi contre les races conquérantes du Nord. Il aime mieux l'humilier que l'attirer, et la conquérir pour son frère que la posséder volontairement pour son pays.

Enfin, il se lance avec un million d'hommes au fond de la Russie pour envahir à contre sens le Nord par le Midi, et pour ne posséder que de la neige et des cendres. L'Allemagne, qu'il laisse imprudemment armée et irritée derrière lui, se referme sur sa trace : il est pris au piége qu'il s'est préparé à lui-même. Il a semblé n'avoir qu'un but depuis dix ans dans sa politique, réunir tous les peuples en faisceau de honte et de haine contre lui. Faire de la

France l'ennemie irréconciliable du genre humain, voilà son génie à l'extérieur! Génie de l'égoïsme qui devient le génie de la ruine!

XLVI.

Il capitule enfin, ou plutôt la France capitule sans lui. Il prend seul à travers sa patrie conquise et ses provinces ravagées la route de son premier exil. Il a pour cortége les ressentiments et le murmure de la patrie. Que reste-t-il derrière lui de son long règne? car c'est à ce signe que Dieu et les hommes jugent le génie politique des fondateurs. Toute vérité est féconde, tout mensonge est stérile. En politique ce qui ne crée pas n'est pas. La vie est jugée par ce qui lui survit. Il laisse la liberté enchaînée, l'égalité compromise par des institutions posthumes, la féodalité parodiée sans pouvoir être, la conscience humaine revendue, la philosophie proscrite, les préjugés encouragés, l'esprit humain diminué, l'instruction matérialisée et concentrée dans les seules sciences exactes, les écoles converties en casernes, la littérature dégradée par la police ou avilie par la bassesse, la représentation nationale pervertie, l'élection abolie, les arts asservis, le commerce tari, le crédit anéanti, la navigation supprimée, les haines internationales ravivées, le peuple opprimé ou enrôlé, payant de son impôt ou de son sang l'ambition d'un soldat suprême, mais couvrant du nom grandi de la France les contre-sens au siècle, les misères et les dégradations de la patrie. Voilà le fondateur, voilà l'homme! Un homme au lieu d'une révolution! Un homme au lieu d'une époque !

Un homme au lieu d'une patrie! Un homme au lieu d'une nation! Rien après lui! Rien autour de lui que son ombre stérilisant tout le dix-huitième siècle absorbé et détourné en lui seul. On dira toujours la gloire personnelle, on ne dira jamais ce qu'on a dit d'Auguste, de Charlemagne et de Louis XIV, le siècle de Napoléon. Il n'y a pas de siècle, il n'y a qu'un nom, et ce nom ne signifie rien pour l'humanité que lui-même.

XLVII.

Faux en institutions, car il remonte; faux en politique, car il avilit; faux en morale, car il corrompt ; faux en civilisation, car il opprime; faux en diplomatie, car il isole; il n'est vrai qu'en guerre, car il verse bien le sang humain. Mais celui qui l'épargne, qu'est-il donc? Son génie individuel est grand, mais c'est le génie du màtérialisme. Son intelligence est vaste et claire, mais c'est l'intelligence du calcul. Il compte, il pèse, il mesure, il ne sent pas, il n'aime pas, il ne compatit pas; il est statue plus qu'il n'est homme. C'est là son infériorité devant Alexandre et devant César. Il rappelle plutôt l'Annibal de l'aristocratie. Peu d'hommes ont été ainsi pétris, mais pétris à froid. Tout est solide, rien ne bouillonne, rien ne s'émeut dans cette pensée. On sent cette nature métallique jusque dans son style. Il est peut-être le plus grand écrivain des choses humaines depuis Machiavel. Bien supérieur dans le récit de ses campagnes à César, son style n'est pas de la parole écrite seulement, c'est de l'action. Chaque mot dans ses pages est, pour ainsi dire, le contre

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