qu'autant qu'il est nécessaire pour montrer comment cette chute héroïque fit place à la Restauration, XXVIII. Un million d'hommes armés par le ressentiment de l'Europe, concertés par le génie de la coalition et encouragés par les revers de celui qu'ils avaient cru longtemps invincible, entrait corps d'armée par corps d'armée sur le sol de la France. Le cercle d'action encore libre pour l'empereur se rétrécissait toutes les vingt-quatre heures. Wellington descendait des Pyrénées sur le Midi avec l'armée anglaise aguerrie, entrainant avec elle comme auxiliaires les meilleures troupes de l'Espagne et du Portugal. L'armée du maréchal Soult et celle du maréchal Suchet rentraient la hâte en France pour couvrir le sol de la patrie contre ce reflux de deux nations longtemps provoquées. Bubna et Bellegarde, deux généraux autrichiens, à la tête de cent mille hommes, contenaient le prince Eugène, vice-roi de Napoléon, dans le Milanais, et franchissaient les Alpes pour déboucher sur Lyon par les gorges de la Savoie. Bernadotte, Coriolan moderne sans avoir à venger sur sa patrie les torts du premier Coriolan, s'était vendu à la coalition au prix du trône de Suède. Il guidait cent vingt mille hommes de toutes les nations secondaires du Nord contre la Belgique et le Rhin encore sous notre drapeau. Le prince de Schwartzenberg, généralissime de la coalition, et Blücher, général de la Prusse, passaient le Rhin, la nuit du 31 décembre, et dirigeaient environ deux cent mille hommes de toute race jusqu'au pied des Vosges, notre dernier rempart. Quatre colonnes de quatre cent mille combattants sillonnaient l'Allemagne par quatre routes pour recruter de renforts intarissables les têtes d'armées déjà entrées sur le sol français. Les souverains eux-mêmes, l'empereur de Russie, l'empereur d'Autriche, le roi de Prusse, le roi de Suède, marchent avec leurs troupes comme pour dire au monde qu'ils ont désormais changé leurs capitales contre un camp, et qu'ils ne vont pas faire une campagne, mais une croisade unanime et suprême contre l'oppresseur du continent. A ces masses que l'Angleterre solde, que le patriotisme recrute, que les défaites mêmes ont appris à vaincre, Napoléon n'a à opposer que les restes fatigués et tronçonnés de ses armées. XXIX. La France, malgré les appels faits à son patriotisme par l'empereur et par le Sénat, ne se levait pas. Elle était épuisée de légions. Elle voulait la paix et la liberté. Elle craignait, en se levant, de se lever pour l'empereur et non pour la patrie. Elle était résolue de ne plus fournir de sang à son ambition. Le long despotisme qu'elle avait subi lui avait enlevé jusqu'au respect de son propre sol. On entendait jusque dans les campagnes ce mot impie du découragement poussé jusqu'à l'indifférence de soimême : « Tyran pour tyran! » Les préfets décrétaient les levées, les gendarmes conduisaient les conscrits souvent enchainés sur les routes dans les dépôts. A peine libres, ils reprenaient le chemin de leurs villages et de leurs chaumières. Les provinces les plus belliqueuses, telles que la Bourgogne, l'Autunois, la Bretagne cachaient dans les bois des bandes de réfractaires, dernière ressource de leur famille, et s'obstinaient au vagabondage plutôt que de rejoindre les régiments. XXX. De plus, Napoléon, pendant les soixante et dix jours que la lenteur et la timidité des alliés lui avaient laissés pour prendre une grande résolution, n'en avait pris aucune. On avait vu se répéter dans le palais des Tuileries les incertitudes et les indécisions de Moscou. Il avait perdu les heures à délibérer avec lui-même et avec les autres, à lutter avec le Sénat et le Corps Législatif, à évaporer d'interminables épanchements de langue avec ses confidents. Il était devenu, depuis quelques années, prodigieusement loquace, signe d'affaiblissement de la volonté et de l'action chez les hommes longtemps heureux. Il perdait plus de temps à convaincre qu'à vaincre. Plus il sentait l'opinion lui échapper, plus il s'étudiait à la retenir en la frappant d'admiration dans des confidences avec le premier venu ou dans des articles dictés pour le Moniteur. Il était à lui-même sa propre publicité. Nul ne parlait librement en France que lui. Sa vie intérieure était un continuel monologue; on eût dit qu'il usait le temps. Il semblait attendre, soit de ses négociations qui n'étaient pas même ouvertes, soit de son étoile qu'il ne sentait pas encore éteinte, je ne sais quel prodige qui lui rendrait ce qu'il avait perdu. Il avait la prédestination des hommes et des choses qui tombent, l'immobilité de l'homme devant la rapidité du temps. XXXI. Une ressource invincible lui restait au commencement de décembre. Il n'avait qu'à reconnaître d'un cil ferme sa situation, et, aulieu de rester épars et disséminé sur les restes de ses conquêtes, qu'à se replier et se concentrer au cour de la France. Il avait en Espagne l'armée de Suchet et celle de Soult formant ensemble quatre-vingt mille hommes trempés au feu, rompus à la guerre, commandés par des généraux sortis comme lui de l'école des guerres de la République. Il avait en Italie l'armée du roi de Naples, et trente mille hommes mêlés alors d'excellents régiments français et d'officiers supérieurs aussi dévoués à la patrie qu'à Murat. Cinquante mille hommes de troupes françaises et milanaises combattaient, en manæuvrant inutilement, pour son royaume d'Italie, de l'autre côté des Alpes. La Hollande et la Belgique, stérilement occupées et péniblement contenues, lui absorbaient pour ses meilleurs généraux de second ordre quarante mille hommes. Enfin il avait laissé, sans prévision, plus de cent vingt mille hommes renfermés hors de la portée de sa main à Mayence et dans toutes les places fortes d'outre-Rhin comme des jalons perdus sur des routes qu'il ne devait plus revoir. C'était en tout trois cent vingt mille soldats faits, aguerris, disciplines, armés, munis d'artillerie et de chevaux, qui, réunis aux quatre vingt mille hommes de l'intérieur, auraient formé sous sa main au coeur de la France une armée de quatre cent mille combattants. Il avait eu quatre-vingt-dix jours, dans une saison favorable à la marche et à la nourriture des troupes, pour rappeler à lui ces tronçons de sa force. Il pouvait les adosser aux provinces fertiles et aux fleuves qui entourent sa capitale, les flanquer de ses places fortes, les lier par ses grandes villes, dépôts et recrutements de ses corps, les remplir de sa présence, les animer de son âme, les mouvoir de son génie. Quatre cent mille hommes ainsi concentrés, ainsi disposés, ainsi remués, toujours attaqués par les points éloignés de la circonférence, toujours rapprochés eux-mêmes du centre qui eût appuyé chaque rayon de la force du noyau, auraient été toujours en nombre égal et souvent supérieur aux colonnes d'attaque des alliés. Chaque victoire partielle des généraux ennemis eût été une victoire stérile, car aucun d'eux n'aurait osé la poursuivre au cæur d'une pareille masse pour venir se briser et s'engloutir contre les murs de Paris. La moindre défaite, au contraire, aurait permis à Napoléon de lancer cent mille hommes entre les flancs ou sur les derrières de ses ennemis. Le temps et la distance qui affaiblissent les armées d'agression auraient aguerri, recruté et fortifié celle de la France; la victoire décisive à grands résultats, ou la paix certaine à grandes concessions pour la patrie, était le résultat d'une telle résolution. C'était le 92 discipliné, aguerri et invincible de la France; le patriotisme de la nation dans une seule tète, ses baïonnettes dans une seule main. Que n'eût pas fait une armée désespérée, élite de nos armées de dix ans, commandée par un héros et inspirée par le |