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arrivaient à Langres. L'empereur n'occupait avec l'armée française que l'espace entre ces deux villes et les plaines de Paris derrière lui. Les vieilles troupes et ses jeunes soldats le reçurent avec un enthousiasme auquel l'infortune de leur général semblait ajouter ce que le cæur ajoute à la gloire, la tendresse désespérée du dévouement. Leurs cris bravaient l'adversité et portaient défi à la mort. Napoléon profita de cet élan que sa présence inspirait toujours dans les camps. Il s'élança avec cette poignée d'hommes au-devant de l'armée prussienne pour lui couper la route de Langres et la devancer au bord de la Marne, que cette armée avait à franchir pour aller à Troyes. Il était trop tard. La moitié de l'armée prussienne avait déjà passé la Marne, et s'avançait en forces vers la capitale de la Champagne. L'autre moitié allait franchir cette rivière, quand Napoléon y arriva. Il eut à choisir d'un regard entre les deux hasards que la fortune lui offrait : couper en deux l'armée de Blücher et en égarer les tronçons sur sa droite et sur sa gauche, ou bien se précipiter à force de marche jusqu'à la tête de la première colonne de cette armée qui le devançait vers Troyes, l'attaquer, la dissoudre, entrer à Troyes avant Schwartzenberg, et se poser ainsi comme une borne infranchissable au point de jonction assigné pour les deux armées. La nécessité de prévenir les empereurs à Troyes le décida promptement pour ce dernier parti. La timidité de leur marche, l'indécision de leurs premières colonnes en s'aventurant au cæur de la France, pouvait lui offrir une occasion de vaincre. Une victoire, même incomplète, contre les corps d'armée où étaient les souverains, pouvait les frapper d'étonnement, et les décider à rouvrir

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les négociations. Le général et la politique s'accordaient en lui pour courir au næud de sa destinée. C'était Troyes,

III.

Les rigueurs de la saison semblaient s'ajouter à celles de la campagne. Les longues pluies froides avaient défoncé les routes. Un manteau de neige et de givre recouvrait les ornières et les fondrières où s'embourbaient les pieds des hommes, des chevaux et les roues des canons. L'armée était heureusement légère d'équipages, car unie de cour au pays, elle trouvait partout du pain et des fourrages. Les dernières chaumières se dépouillaient avec une hospitalité cordiale pour nourrir et chaufier ces derniers défenseurs du foyer français. Peu de trainards restaient sur les chemins. L'enthousiasme ralliait tout et emportait tout à la suite de l'empereur. Le prestige de ses longues victoires semblait s'être retiré dans l'esprit de sa garde et de ces bataillons de réserve. Cette garde se croyait solidaire de son empereur. Elle se croyait obligée à se dévouer jusqu'au dernier homme à la délivrance du sol. La honte d'y avoir amené l'ennemi et la soif de le chasser pesaient sur les rudes physionomies de ces prétoriens. Ils marchaient la tête basse, les sourcils plissés, dans un silence plus belliqueux et plus sinistre que leur ancienne gaieté soldatesque. On sentait que ce n'était plus seulement la victoire, mais la vengeance de la patrie qui marchait invisible devant eux. D'ailleurs la plupart de ces soldats, trempés dans les sables d'Égypte, dans les feux de l’Espagne, dans les neiges de la Pologne et de la Russie, étaient des vétérans endurcis aux marches et

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insensibles au canon. Véritables machines de guerre animées qui semblaient ne plus participer aux faiblesses et aux besoins de la nature. La confiance en eux-mêmes, le mépris du nombre, l'indifférence au feu les multipliaient à leurs propres yeux.

C'est au milieu d'une colonne de ces troupes que Napoléon marchait, tantôt à pied, tantôt à cheval, une partie des jours, ne se jetant dans sa voiture, ou ne se retirant aux haltes dans la première maison d'artisan ou de paysan ouverte à son nom, que pour déployer ses cartes, tracer ses routes, dicter ses ordres à ses officiers et prendre un moment de sommeil au feu du bivouac ou du foyer.

IV.

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Il rappela donc son avant-garde, qui avait déjà franchi Saint-Dizier, et lança ses colonnes sur Brienne. Blücher, instruit à temps de l'approche de l'armée française, avait massé cette première moitié de l'armée russe et prussienne dans cette ville et dans le château. Napoléon, au dernier terme de sa carrière de soldat, était ramené, comme le cerf poursuivi par la meute, à son point de départ. C'était à l'école de Brienne qu'il avait reçu les premières leçons de l'art des combats. Son enfance obscure lui apparaissait au déclin de sa puissance et de sa gloire. Un abîme d'événements était entre ces deux points de sa vie. Il lui sembla qu'il allait combattre devant ses jeunes souvenirs pour témoins. Cette pensée, disent ses confidents, lui sourit et lui rendit foi dans sa fortune. Il connaissait son champ de bataille par les traces de ses

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premiers pas gravés dans sa mémoire. Il n'hésita pas à attaquer avec un tiers de ses forces les soixante mille hommes retranchés de Blücher. Les généraux russes Saken et d'Alsafief étaient chargés de défendre la ville; les Prussiens, sous Blücher lui-même, les hauteurs environnantes et la position formidable du château. Napoléon ordonna l'assaut à ses troupes, sans leur laisser le temps de se reposer, de se sécher et de se nourrir. Elles étaient aussi impatientes de combat que lui-même. C'était le premier grand choc sur le sol français; il fut terrible. Napoléon essayait sa fortune, elle lui répondit par des prodiges de ses soldats. Brienne et le château furent emportés par l'irrésistible élan de la garde. Le nombre disparut devant l'intrépidité. Blücher s'engagea, selon son habitude, comme un simple soldat, pour entraîner ou pour retenir ses bataillons. Deux fois enveloppé par des charges françaises, il fut séparé de ses escadrons, et combattit corps à corps, non pour la victoire, mais pour la vie. Deux fois dégagé par son sabre des mains de nos cavaliers, il n'échappa que par les hasards de la mêlée et par l'énergie de son cheval. Avant que cette courte journée d'hiver eût couvert de nuit et de neige les cadavres de dix mille morts qui jonchaient les gradins de Brienne, Blücher, désespérant de rompre ce rempart de baïonnettes, se repliait en silence, et poursuivait par la rive droite de l’Aube sa jonction avec l'armée de Schwartzenberg, du côté de Bar et de Troyes.

Napoléon lui-même ne dut son salut qu'aux ténèbres. Il rentrait à pas lents, après les feux éteints, dans son quartier général, à quelque distance de la ville reconquise. Il marchait seul, à quelque distance de son état

à

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major, qui le laissait livré à ses réflexions. Les corps français et russes étaient encore mêlés çà et là, comme il arrive après les batailles à l'heure où les combattants se séparent. Un escadron de cavalerie russe, errant sur le penchant du coteau pour regagner l'armée en retraite, entendit les pas des chevaux français de l’escorte de l'empereur, le chargea et l'enveloppa dans l'obscurité. Napoléon, un moment enveloppé, est reconnu et assailli par deux cavaliers russes. Le général Corbineau se jette entre l'empereur et un des Cosaques; l'aide de camp de l'empereur, Gourgaud, renverse l'autre d'un coup de pistolet. L'escorte accourt et sauve tout. Napoléon reprit la route de son bivouac, méditant sur la stérilité d'une victoire qui lui coûtait cinq ou six mille morts ou blessés, et qui n'opérait qu'une légère inflexion de route sur l'armée de l'ennemi.

V.

Blücher et Schwartzenberg se joignirent en effet le lendemain à Bar-sur-Aube. Ils revinrent ensemble sur leurs pas au nombre de cent cinquante mille hommes attaquer Napoléon affaibli par sa première victoire. Il les attendait à trois lieues de Brienne, au village de la Rothierre. Il ne pouvait déployer que quarante mille hommes fortifiés dans cette position. Napoléon, désespérant de vaincre, et consommant sans avantage le temps et le sang, conserva inutilement ce champ de bataille à force d'héroïsme de ses soldats. Là, comme ailleurs, il sembla attendre l'impossible, au lieu de se plier, comme Turenne ou comme Frédérie, au rôle d'infériorité numérique et de

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