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les familles chrétiennes allaient prier pour la patrie, restes. admirables de la vieille foi; ou bien l'autorité semblait permettre au culte antique de reparaître timidement en quelques églises, et d'y disputer des débris d'autels au culte honni des constitutionnels et des apostats. Mais, P'Eglise de France restait dispersée, et la persécution était vivante dans les lois, quoique désarmée par la lassitude ou vaincue par la malédiction.

L'éducation publique avait suivi le sort de la religion. Les écoles étaient fermées ou solitaires; la jeunesse était sans enseignement, ou bien l'enseignement qui avait survécu était le désaveu de toutes les méthodes et de toutes, les traditions, qui avaient fait l'honneur de l'esprit humain.

Il n'était resté de vivant qu'un certain goût pour les, sciences. La philosophie du dernier siècle avait secondé cette culture, et les écoles de la Monarchie avaient légué à la Révolution des hommes d'un grand savoir, quelquesuns même d'un grand génie; par eux les sciences arrivèrent à des applications infinies; mais la culture morale des générations n'était pas moins inerte. Il n'y avait pas jusqu'au calendrier nouveau qui ne fût un indice de dégradation. Les mois et les jours avaient reçu des désignations à la fois raffinées et ignobles, Le jour du Seigneur avait disparu, et le Décadi était sanctifié. Les jours qui complétaient la division astronomique de l'année s'appelaient les Sans-Culottides.

Dans cet oubli de la dignité et du goût, les lettres étaient silencieuses. L'intelligence publique, après avoir été frappée de stupeur sous la Convention, restait morne sous le Directoire. Bonaparte, qui ne croyait qu'aux sciences positives, avait transporté en Egypte toute une académie de physiciens et d'astronomes; la France, dévastée par le crime et desséchée par la débauche, n'était plus enfin la terre des arts; les grandes inspirations s'étaient envolées avec le respect de l'innocence et des vertus.

Il y avait seulement un reste de théâtres; mais tout le drame était au vaudeville: la France se vengeait de la douleur par des chansons.

Tel était le régime où était arrivée la Révolution française. Des saturnales de la barbarie, elle avait passé aux saturnales de la débauche, double excès, qui tenait à une même cause, au mépris de Dieu et au mépris de l'homme.

La honte publique avait été, aux derniers jours de cette période, distraite par des récits venus de l'Orient. Bonaparte avait déployé dans son expédition d'Egypte un génic qui avait fasciné les peuples; mais cette épopée lointaine n'avait pas changé en France le cours des choses; tout allait à la décadence. Le Corps législatif, multitude inepte et lâche, à l'exception de quelques caractères restés droits et purs, s'épuisait en motions stériles. On dénonçait le Directoire; on ourdissait des coups d'état; on demandait des proscriptions, et parfois le Directoire éperdu essayait des actes de violence et des imitations des journées révolutionnaires (16 et 18 juin). Lui-même se laissa mutiler par les conseils législatifs ; trois de ses membres furent chassés, Treilhard, La Reveillère-Lepeaux, Merlin de Douai; en se livrant à la proscription, le Directoire visait à la popularité, il n'atteignait qu'au mépris.

Mais le parti Jacobin était redevenu maître; il se mit aussitôt à renouveler ses tyrannies. Une loi dite des ôtages autorisa l'arrestation des parents des émigrés en cas de troubles, ainsi que la séquestration de leurs biens. Une autre loi prononça un emprunt forcé de cent millions. Puis vinrent les coups d'arbitraire. Trente-cinq journaux furent proscrits, et leurs rédacteurs frappés de déportation; parmi eux l'abbé Sicard, Fontanes, La Harpe. Les vols et les brigandages s'ajoutèrent aux crimes politiques. Ce qui restait de la fortune publique fut livré au pillage; jamais la dilapidation n'avait été si effrontée : la Convention avait été un régime de meurtre, le Directoire devint un régime de rapine.

Cependant à ce spectacle de désastre au dehors, d'anarchie au dedans, le découragement entrait dans les âmes,

'Journée du 30 prairial.

* Mémorial ou Journal hist. de la Rév. franç.—M. Thiers dit seulement onze journaux.

et aux explosions du mépris succédaient les plaintes de la peur. C'est alors qu'un député des Cinq-Cents, Jourdan, de la Haute-Vienne, proposa de déclarer la patrie en danger. Ce fut une délibération bruyante; la proposition fut rejetée, et au sortir de la séance le conseil se trouva en face de multitudes qui l'assaillirent par des huées; la populace voulait que la patrie fût en danger, afin de la sauver par ses expédients accoutumés. Devant ces signes de tempête, le Directoire ne sut que destituer Bernadotte, ministre de la guerre, et Lefèvre, commandant de Paris, deux criminels importuns, qui paraissaient prendre au sérieux les austérités de la République, et ne voulaient pas que l'énergie de la France s'épuisât dans les rivalités des concussionnaires et des corrompus.

En échange donc des récits venus d'Egypte, la France n'avait à envoyer à Bonaparte que le tableau d'une situation hideuse; l'imagination du jeune général en fut bientôt allumée; et c'est alors que commença à lui apparaître le drame dans lequel sa vie devait être engagée, et dont il poursuivait le mystère par un vague pressentiment.

En ce moment les membres du Directoire étaient Barras, Siéyes, Roger-Ducos, Gohier et Moulins; les deux premiers d'un nom célèbre, les autres d'une renommée douteuse, et que la lâcheté des intrigues venait d'élever au partage de la souveraineté, ou plutôt de l'infamie.

L'esprit inquiet et stérile de Siéyes se débattait dans les angoisses d'une situation fatale par des plans de renouvellement politique; ainsi était-il apparu en 1789, tourmenté par des systèmes, comme un de ces rêveurs de chimères, qui, incapables de gouverner le monde, sont assez ingénieux pour le désoler par des utopies.

Cette fois du moins Siéyes sentait que la France périssait dans son cercle de révolution, et ce n'était pas sans raison qu'il aspirait à des desseins de réforme, si ce n'est qu'une réforme entreprise en de telles occurrences dépassait ses forces et celles de ses affidés.

Mais déjà le pressentiment de ce dessein était entré dans les assemblées. « Mourons sur nos siéges curules,» s'écria

ce même Jourdan, qui se croyait un sénateur de la République romaine; et Siéyes n'en continua pas moins ses trames, sans se douter qu'il préparait une révolution, d'où il aurait à disparaître avec ses rêveries.

C'est ici le point de départ de la plus grande époque qui se soit vue dans aucune histoire; époque de transformation universelle, où se mêlent les actes contraires de raison et de folie, de génie et d'aveuglement, d'héroïsme et de témérité.

L'histoire a besoin de recueillir toute sa sagesse pour raconter les événements de cette période. Tout s'y mêle, le bien et le mal, la grandeur et la petitesse, la gloire même et la honte, et c'est en de tels récits que l'Histoire doit être, par sa fermeté et par sa justice, au-dessus des soupçons de faiblesse ou d'antipathie, d'engouement ou de haine incorruptam fidem professis, nec amore quisquam, et sine odio dicendus est. Tac. (Hist. lib. 1.)

:

CHAPITRE PREMIER.

Fin de l'an VII. Commencement de l'an VIII. Défaites et victoires.

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-Bataille de Zurich. — Nouvelles d'Égypte. Bataille d'Aboukir. - Impressions diverses; les Jacobins frémissent aux récits des victoires. Desseins de réaction contre l'esprit révolutionnaire. Conspirations contraires.- Siéyes hâte ses projets de réforme du gouvernement.-Anxiété publique.-Retour imprévu de Bonaparte.-Étonnement du Directoire.-Explication.-Les plans contraires sont déconcertés. - Bonaparte interrogé sur les plans de Siéyes.-Hésitation, indifférence, préméditation.-Soin de Bonaparte à poursuivre la faveur publique. Siéyes suit ses trames. -Bonaparte étudie les partis.-Tous se tournent vers lui.—Victoires nouvelles. Exaltation nationale contre l'Angleterre. Accord de Siéyes et de Bonaparte. Conditions de Bonaparte. Apprêts du 18 brumaire.- Bonaparte au conseil des Anciens. Proclamations.-Paroles célèbres de Bonaparte à un émissaire de Barras. Le conseil à St-Cloud.- Délibérations. Orages au conseil des Cinq-Cents.—Pendant ce temps Bonaparte fait des harangues au conseil des Anciens. Drames inutiles. Drames plus sérieux au conseil des Cinq-Cents. - Bonaparte paraît. - Scènes terribles. Conduite de Lucien Bonaparte.-Résolution théâtrale. -Scènes au dehors.-Irruption armée au conseil des Cinq-Cents. - Dénouements.— Délibérations nouvelles. — Éloquence de Lucien.-Décrets, organisation nouvelle de la République ; consulat. - Jugement.

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L'an VII de la République (1798) s'était achevé sous des auspices funestes'. Les Anglo-Russes, telle était alors la désignation des forces coalisées, les Anglo-Russes en Hollande, les Austro-Russes en Italie, avaient partout accablé nos armées; et comme il arrive, l'opinion populaire avait fait un crime au Directoire de ces défaites : Siéyes et Barras étaient l'objet principal de la défaveur, si ce n'est que la conduite totale de l'État justifiait plus pleinement l'aversion qui les poursuivait.

'J'ouvre ces premiers récits en suivant un narrateur non suspect, Lucien Bonaparte. — Révolution du 18 brumaire, 1845.

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