commandement des troupes, soit dans les relations avec les gouvernements, une hauteur de décision mêlée de dignité et de convenance, contraste soudain avec la rudesse ignorante et l'impéritie farouche de la plupart des généraux de la République. La première campagne de Bonaparte en Italie fut mémorable. En quelques jours il changea l'aspect de la guerre, gagna la bataille d'Arcole et imposa la paix à l'Autriche. Mais du milieu des combats son regard restait fixé sur Paris; le travail des partis dans la Révolution le remplissait d'anxiété ; et, chose étonnante! ce qu'il craignait surtout, c'était de la voir tomber sous la main des partis de la royauté, comme s'il eût pressenti qu'en ce cas il ne lui resterait plus de chances pour la maîtriser. Car cet homme, qui toute sa vie devait parler de la destinée, avait une vague foi dans la sienne, et, bien qu'on ne puisse pas affirmer que son génie ait été le maître de la régler d'avance par des calculs qui supposeraient une pénétration surhumaine de l'avenir, il est vrai toutefois qu'il donna à tous ses actes un caractère de préméditation qu'on pourrait dire inspirée, tant le succès répondit dès le début à toute la suite de ses desseins. C'est ainsi que, n'étant pas ennemi de la monarchie, il attaqua à outrance les partis qui pouvaient la faire revivre, ou bien que, n'étant pas adorateur de la Convention, il la sauva par une défense extrême. Et c'est par une impulsion semblable d'idées que, voyant d'Italie le travail qui déchirait le Directoire, il se mit à adresser des plaintes ardentes contre les partis; indifférent au salut de la République, il la voulait faire durer jusqu'à ce qu'il lui fût donné de la précipiter aux pieds d'une dictature. Ce moment de la vie de Bonaparte semble éclairé par une illumination de génie. C'est le point de départ de sa fortune. Il avait entrevu et signalé dans ses dépêches l'agrandissement du parti royaliste et l'influence du nom de Louis XVIII dans les conseils secrets de la politique, et il avait menacé de repasser les Alpes avec trente mille hommes pour frapper de son épée les intrigues où le Directoire se laissait envelopper. Et c'est ce qui hâta cette crise du 18 fructidor, conjuration dans le gouvernement contre le gouvernement luimême. Le conseil des Cinq-Cents et le conseil des Anciens furent décimés par la déportation; les journaux furent exterminés; les écrivains les plus indépendants furent proscrits; la mer, comme au temps de Tacite, fut pleine d'exils. Le Directoire avait appelé au ministère des affaires étrangères un homme qui, dès le début de la Révolution, s'était voué à la célébrité par l'abandon de son nom et de sa foi, l'ancien évêque d'Autun, Talleyrand-Périgord; ce fut ce ministre qui se chargea d'annoncer à Bonaparte le succès du coup d'Etat déterminé par l'énergie de ses conseils. Voici quelle fut sa lettre : « Vous lirez dans les proclamations qu'une conspiration véritable et tout au profit de la royauté se tramait depuis longtemps contre la constitution, déjà même elle ne se déguisait plus; elle était visible aux yeux des plus indifférents. Le mot patriote était devenu une injure; toutes les institutions républicaines étaient avilies, les ennemis les plus irréconciliables de la France accouraient en foule dans son sein, y étaient accueillis, honorés. Un fanatique hypocrite nous avait transportés tout à coup au xvie siècle; la division était au Directoire; dans le Corps législatif, siégeaient des hommes véritablement élus d'après les instructions du prétendant, et dont toutes les motions respiraient le royalisme. Le Directoire, fort de toutes ces circonstances, a fait saisir les conjurés. Pour confondre à la fois les espérances et les calomnies de tous ceux qui auraient tant désiré ou qui méditeraient encore la ruine de cette constitution, une mort prompte a été prononcée contre quiconque rappellerait la royauté, la constitution de 93 ou d'Orléans. » 'Le 18 fructidor est raconté par Bourrienne avec des détails curieux et des documents authentiques. D'autres lettres adressées à Bonaparte, soit par les généraux, soit par les politiques, indiquèrent qu'un même pressentiment s'était produit à la fois, dans toutes les âmes, sur la destinée du jeune capitaine; en voulant sauver la République, chacun lui cherchait un maître, et ce maître était celui qui semblait le plus résolu à inspirer des coups d'arbitraire et à les soutenir par le glaive. Toutefois Bonaparte conserva du sang-froid dans la victoire, et comme le Directoire semblait la pousser à l'extrême, il feignit de la tempérer par une échange de lettres, où l'habileté toucha de près à l'intrigue et à la ruse 1. Mais dès lors aussi, il sembla soupçonner qu'il n'était pas assez grand pour s'imposer à une République redoutable encore par ses passions, bien qu'affaiblie par ses déchirements; et, à ce moment, commença de monter en son esprit un vaste dessein, celui d'aller chercher de la gloire en Orient, en cette région pleine de souveniis, et que les grandes imaginations aiment à entrevoir à travers ses flots de lumière et de poésie. En faisant connaître à son armée le 18 fructidor, Bonaparte s'était exercé à un langage militaire qui devait être dans la suite le secret de son prestige. Il adressa une proclamation à l'escadre commandée par l'amiral Brueys. « Vous verrez, lui disait-il, les dangers auxquels nous venons d'échapper. Quelques traîtres, quelques émigrés s'étaient emparés de la tribune nationale. Les premiers magistrats de la République, les représentants fidèles à la patrie, les républicains, les soldats se sont ralliés autour de l'arbre de la liberté. Tous, ils ont réuni leurs efforts, ils ont invoqué le destin de la République, et les partisans des tyrans sont confondus et aux fers. » Après quoi il disait aux marins, qu'il appelait ses camarades, les maux que les fiers insulaires avaient faits à la France. Il rappelait «< Toulon livré aux Anglais, l'arsenal en proie aux flammes, plusieurs frégates en feu tant de maux, disait-il, tant de crimes, et l'ouvrage de peu d'heures! » et il excitait la vengeance par des paroles brûlantes. Enfin, il montrait aux marins des destinées inconnues: << Sans vous, nous ne pouvons porter la gloire du nom français que dans un petit coin de l'Europe; avec vous nous traverserons les mers et nous porterons l'étendard de la République dans les contrées les plus éloignées. »> Ces derniers mots étaient une révélation. Ennemi jusqu'à l'exécration de l'Angleterre, Napoléon voulait l'attaquer, sinon dans son territoire, au moins dans son empire en lui arrachant l'Orient, il l'emprisonnait dans son fle, et telle fut la raison politique d'une expédition qui devait se faire avec un si grand éclat, imitation fortuite ou préméditée de ces fameuses expéditions d'un autre âge, que la philosophie moderne avait frappées de ses dénigrements et de ses mépris. 17 octobre 1797.—Mais d'abord il hâta la paix avec l'Autriche. Par le traité de Campo-Formio, dont il dicta les. conditions (26 vendémiaire), l'empereur d'Autriche abandonnait à la France tous les Pays-Bas autrichiens; il reconnaissait l'indépendance de la République fondée en Italie sous le nom de République Cisalpine, et la France lui cédait en retour l'Istrie, la Dalmatie, les îles de la mer Adriatique auparavant dépendantes de Venise et Venise même. Cette paix couronnait cinq ans de guerres, elle était due aux dernières victoires de Bonaparte, et aussi à l'effet produit en Europe par le coup de foudre du 18 fructidor. Alors Bonaparte courut à Paris jouir de sa gloire, mais toutefois en homme qui se défie des hommages, qui craint la mobilité de la renommée, qui croit déjà à l'ingratitude, et qui va jusqu'à redouter les crimes de l'envie1. Il parut aux solennités avec une fierté contenue; il sen Il s'assit à peine aux banquets qui lui furent offerts; il se sentait assez grand pour être déjà dévoré par les soupçons. (Voyez les récits dans les écrits du temps, notamment dans le Mémorial ou Journal historique de la Révolution française, tom. II. tait le monde venir à ses pieds. Le Directoire lui parla comme à un maître, il lui répondit en ces termes : << Citoyens directeurs, le peuple Français, pour être libre, avait les rois à combattre ; pour obtenir une constitution fondée sur la raison, il y avait dix-huit siècles de préjugés à vaincre; la constitution de l'an III et vous, avez triomphé de tous ces obstacles; la religion, la féodalité et le royalisme ont successivement, depuis vingt siècles, gouverné l'Europe; mais de la paix que vous venez de faire, date l'ère des gouvernements représentatifs. >> Vous êtes parvenus à organiser la grande nation, dont le territoire n'est circonscrit que parce que la nature en a posé elle-même les limites. » Vous avez fait plus. Les deux plus belles parties de l'Europe, jadis si célèbres par les sciences, les arts et les grands hommes dont elles furent le berceau, voient avec les plus grandes espérances le génie de la liberté sortir du tombeau de leurs ancêtres. Ce sont deux piédestaux sur lesquels les destinées vont placer deux puissantes nations. >> J'ai l'honneur de vous remettre le traité signé à CampoFormio, et ratifié par Sa Majesté l'Empereur. >> Lorsque le bonheur du peuple Français sera assis sur les meilleures lois organiques, l'Europe entière deviendra libre. » Telle était la langue politique du jeune général. Il parlait à la grande nation par des images; il semblait à peine apercevoir le gouvernement qui dirigeait ses affaires, et il indiquait dans le vague un renouvellement de ses lois. Et c'est après avoir jeté de la sorte une sorte de fascination dans la pensée publique qu'il se mit à méditer ses desseins sur l'Orient 1. On sait l'histoire de l'expédition d'Égypte, grand épisode d'une épopée sans modèle. Le Directoire laissa s'éloigner un homme dont la popularité lui était importune, ne soup 'Ses vues sont parfaitement exposées dans les mémoires de Bourrienne, tom II. Bourrienne, son ancien camarade à l'école de Brienne, était alors son secrétaire et son confident. |